Est-ce concevable ?
Est-il concevable, après le 14 janvier, que s’imposent de nouveau ce type de projets qui reposent tous sur une triple caractéristique : une implantation en zone côtière, une assise foncière très importante généralement concédée au dinar symbolique, un schéma monofonctionnel à dominante immobilière spéculative, la composante technologies/emplois étant réduite à la portion congrue ?
Est-il concevable de redonner vie à des projets qui prolongent, creusent et solidifient les déséquilibres sociaux et régionaux qui ont été au cœur de la révolution? La réponse est de toute évidence : Non. Ce serait inconcevable.
Ces projets mettent généralement en avant des « concepts marketing » affriolants (cité internationale sportive, port financier, nouvelle cité des affaires) qui ne résultent d’aucune d’étude de marché sérieuse et sont choisis par leurs promoteurs pour frapper l’imagination, fabriquer une image attractive et vendre l’idée qu’ils sont créateurs d’une multitude d’emplois.
Mais débarrassés de leurs paillettes, ils ne sont dans les faits que des projets monofonctionnels destinés à une clientèle internationale ou locale aisée et la spéculation foncière apparaît comme la motivation centrale de leurs promoteurs, qui demandent aux pouvoirs publics, outre la cession des terrains à titre quasi gracieux, de réaliser sur le budget de l’Etat les infrastructures hors site (assainissement des sites, création de digues de protection contre les inondations et autres investissements lourds tels que adductions d’eau, routes, fourniture d’énergie…).
Ces grands projets n’ont qu’un très faible souci de leur intégration dans le contexte urbain et socioéconomique local. Ils n’ont aucun souci de la nécessaire péréquation entre les composantes d’une croissance urbaine équilibrée : immobilier/activités productives/social. Quant aux services de l’Etat, c’est peu dire qu’ils ne sont associés ni à la planification ni à la conception de ces projets.
Pour ne prendre que l’exemple de « Sama Dubaï » (Lac de Tunis), son promoteur devait se faire octroyer au dinar symbolique près de 800 hectares, soit une partie significative des réserves foncières du Grand-Tunis, sachant que l’Agence foncière industrielle et l’Agence foncière d’habitation peinent depuis des années à trouver une centaine d’hectares supplémentaires à Tunis.
Dans ces 800 hectares, la composante industries/technologies/emplois ne représentait que moins de 10 %, composante dont la réalisation était de surcroît… renvoyée à la dernière phase du projet.
Et cet exemple n’est malheureusement pas unique ! Tous les autres anciens grands projets dont on annonce la résurrection: Boukhatar et « Port financier » à Tunis, Taparura à Sfax, Sebkha Ben Ghayadha à Mahdia… ont des caractéristiques hélas similaires à celles du projet « Sama Dubaï ».
On dira que l’Etat doit accepter ces sacrifices financiers et cet abandon de sa capacité de négociation et de décision au nom de l’impact escompté de tels grands projets sur l’emploi et sur l’apport en devises. Cet argument est un leurre.
En effet, les mises de fonds que la puissance publique doit consentir pour les infrastructures non seulement se chiffrent en milliards de dinars mais doivent être faites avant tout engagement financier sérieux des promoteurs car elles conditionnent la viabilisation des sites. Par contre, le promoteur, quant à lui, pourra modifier son programme initial à la lumière des premiers tests de marché sans en référer aux pouvoirs publics, exclus du montage et du contrôle. Au pire, il mettra son projet en sommeil, gardant la maîtrise pour des jours meilleurs des terrains ainsi gelés.
Face à la possible résurgence de cet ancien modèle, prédateur de l’intérêt public, un nouveau modèle de grands projets s’impose.
Pour une nouvelle conception des grands projets
La Tunisie a besoin de grands projets. Mais elle a besoin de grands projets qui soient les locomotives d’une croissance saine et à long terme du pays, créatrice d’emplois qualifiés et correctrice des déséquilibres structurels interrégionaux.
Les grands projets qui vont aujourd’hui préparer la Tunisie de demain doivent reposer sur une nouvelle approche stratégique.
La nouvelle stratégie proposée s’appuie sur quatre idées clés :
Conclusion : Pour un débat public, informé et argumenté sur les grands projets
Ainsi donc, au moment où la question de l’opportunité de relance des grands projets revient à l’ordre du jour, il est vital que le contenu et la conduite de ces projets rompent avec les erreurs passées et s’inscrivent nettement dans le renouveau de la société tunisienne.
Cette rupture et ce renouveau sont possibles. Quelques engagements inconsidérés et mal fondés n’ont pas, encore, créé une situation irréversible. Mais il est urgent de les remettre à plat pour redresser la barre et engager le futur. Pour cela, la puissance publique doit se doter au plus haut niveau d’une task-force en situation de concevoir, de négocier et de décider avec les opérateurs des grands projets. Les compétences et l’expérience existent, la volonté politique doit leur donner les moyens de les mettre en œuvre au service du développement du pays.
Les idées avancées dans les lignes qui précèdent par notre collectif, qui regroupe des responsables d’horizons très divers impliqués dans le développement territorial et urbain, ne sont que l’amorce de réflexions et de propositions qui doivent être débattues, modifiées, précisées à travers un débat public, informé et argumenté. C’est ce à quoi vise Bledna.
Collectif Bledna
Forum de réflexion sur les territoires et l’urbain