DE L’ALCHIMIE EN ARCHITECTURE A LA DEMIURGIE AU CINEMA YOUNES BEN SLIMANE

Une distinction inédite pour un futur architecte de l’ENAU : un Tanit d’or aux JCC 2019. Younès Ben Slimane a soutenu son mémoire d’architecture en Février dernier à L’ENAU. Neuf mois plus tard, son premier film  » All come from dust  » reçoit le prix du meilleur court-métrage aux prestigieuses Journées Cinématographiques de Carthage. Il est intéressant ici de mettre en évidence la continuité remarquable entre le mémoire en architecture de Younès Ben Slimane et son œuvre portée sur grand écran en Tunisie, mais aussi en Suisse au Festival international du film de Locarno 2019. Le fil conducteur est fondamental et existentiel ; il concerne l’âme que recèle la terre, la profondeur poétique de la brique de Tozeur dans son rapport à son créateur : l’artisan.

Tout est terre. Dans « All come from dust », un doute persiste au fil des séquences : sommes-nous au commencement du monde qui nous est révélé… ou à sa fin ? Le rythme de succession des plans fixes et l’ambiance sonore instaurent une atmosphère hors du temps, quelque chose de cosmique. Le cadrage, expression puissante d’un regard photographique déterminant dans le film, révèle un souci esthétique qui échappe à la logique explicative du documentaire, pour laisser entrevoir un antre de la création la plus primaire, avec la matière qui y git et les gestes qui lui donnent vie. Se révèle alors le pouvoir démiurge de l’artisan dont les mains nues façonnent l’âme de Tozeur. Cet artisan, cet être condamné à créer dans la plus grande des fragilités. Entre «générer» et «dégénérer», la limite fond dans la chaleur du four de la création de la brique de Tozeur.

Le pouvoir poétique de la brique

Dans son mémoire d’architecture soutenu en Février 2019 et dirigé par Madame Narjes Abdelghani, Younes Ben Slimane part d’un constat : le paysage urbain de Tozeur, jadis façonné par un matériau brut unique, est aujourd’hui hétéroclite investi par de nouvelles textures et couleurs. Même sous le poids de l’obligation municipale de son emploi minimal sur le tiers de la façade, la brique pleine se trouve réduite au rôle de placage sur des murs en briques creuses. Pourtant, dans les ruelles de l’ancienne médina de Tozeur, l’expérience du lieu révèle une harmonie touchante. «… Il y a quelque chose d’immatériel qui rend cette architecture source d’émotions. » dit alors Younes Ben Slimane. «Pour comprendre cette «qualité qui n’a pas de nom» génératrice d’émotions, on est tenté de regarder de plus près le rôle qu’y joue la brique, matériau principal de son architecture et module de base de son expression. »

Dans les profondeurs de la matière, une interrogation de l’insaisissable équation de la beauté et des « ingrédients de l’émotion ». Younes Ben Slimane s’est dès lors penché sur la formule de l’émotion en partant de la puissance des mots de Gibran Khalil Gibran donnant une valeur divine à l’amour de la beauté.

Ben Slimane explore la question dans le monde de l’architecture et s’intéresse à la vision exprimée par les mots et par l’espace, de Alberto Campo Baeza dans « Relentlessly seeking beauty », de Christopher Alexander dans « Pattern language » ou encore de Le Corbusier et André Ravéreau, tous deux frappés par l’âme de l’architecture vernaculaire dans leur expérience au M’Zab.

Younès Ben Slimane retient de ces références explorant le vernaculaire du sud « la qualité d’intégration et l’adéquation au site démontrant ce qu’apporte « la rigueur » et « la morale » pour créer une architecture essentielle et admirable, « leçon d’uniformité » et de «pureté de conception architecturale»…

Il retient aussi que c’est sur la terre de ses ancêtres que la quête a du sens. « A Tozeur, mes ancêtres, hommes du désert, nous ont alloué une architecture riche de ses briques, entre sa lumière limpide et la douce ombre de ses palmeraies. Sur les pas de ceux qui ont puisé dans les architectures vernaculaires du monde, vers la quête de la beauté, j’entreprends ce mémoire. Car rien ne se perd et tout se transforme, notre contemporanéité n’aura de sens que si elle est bâtie au complément de ce que nos aïeuls ont su sédimenter au fil des siècles. »

Dans le vaste thème de la quête de la beauté, réside pour le jeune cinéaste une quête plus personnelle, celle des origines. Pour Younès Ben Slimane, aller à Tozeur pour la première fois équivalait à un retour aux sources. Quand il foule cette terre quittée par sa famille paternelle quelques décennies auparavant, c’est pour sentir et vivre ce lieu comme aucun autre auparavant. La matière l’appelle. Son œil de photographe se pose sur la brique pleine, pleine de cette terre du sud. Il interroge le lien entre ce qu’elle recèle et ce qu’elle dégage : l’émotion.

La brique, née de la terre et façonnée par la main des hommes, devient matériau par le pouvoir du feu maitrisé dans un four de la création qui prend une dimension cosmique dans le film  » All Come from dust « .

Projet d’une école primaire

Cet essai de compréhension de l’architecture vernaculaire de Tozeur par le biais de la brique amène par la suite Younès Ben Slimane à proposer la conception d’une architecture où l’on produit de l’émotion d’une façon volontaire et réfléchie. Comme lieu se prêtant à « la démonstration d’une expression architecturale contemporaine où se manifesterait le pouvoir poétique de la brique », le candidat opte pour une école primaire. L’idée est de ne pas se contenter de « mettre en scène » ce pouvoir poétique dans un musée par exemple, c’est de faire du beau quelque chose que l’on vit au quotidien. « La brique devrait occuper pleinement la quotidienneté des Tozeurois …Une école primaire, fréquentée au quotidien, permettra de créer des liens affectifs avec ce lieu et de le vivre pleinement à travers sa magie. L’espace de l’enfant pourrait aider à imprimer des images autres du lieu auquel il appartient. Un espace qui vise à élever l’enfant dans la beauté. »

Fiche technique du film
Genre : Documentaire
Durée : 9 min
Année de production : 2018
Pays : Tunisie
Réalisateur : Younes Ben Slimane
Société de production : CNCI – Ciné Par’Court
Image : Younes Ben Slimane, Ghassen Chraifa, Akrem Chaloueh
Son : Youssef Helaoui
Montage : Younes Ben Slimane
Musique originale : Hamza Nasraoui [Dawan]

Texte : Cyrine Bouajila

Article paru dans Archibat n°49 – Juin 2020

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