On l’appelle sous nos cieux « El Bhim »,
En effet, l’âne cristallise toute la haine et la méprise d’une société tunisienne qui voit dans cet inoffensif animal le symbole de la maladresse, de la simplicité de l’esprit, de la naïveté, de l’idiotie, de la balourdise et de la bêtise humaine pour ne pas dire l’incarnation de tous les maux de notre tunisianité… où l’ingratitude est aussi rare que le lait de l’ânesse et ses mille et une vertus.
Si l’écrivain, dramaturge, essayiste et homme de lettres égyptien, Tawfiq al-Hakim voyait dans l’âne un animal d’exception comme en témoignent son célèbre essai philosophique « Mon âne m’a dit » (1938) ainsi que ses nouvelles « L’âne de sagesse » (1940), et « Les ânes » (1977), chez nous on a tendance à ignorer que les ânes vivent au côté des hommes depuis plus de 5 000 ans et que « El Bhim » est apprécié en médiation animale pour son calme, sa tendresse et sa patience.
C’est un animal doux, malicieux, espiègle, intelligent, fidèle et très affectueux. Le comportement et le caractère différencient profondément l’âne du cheval.
Et comme dit le dicton : « L’âne s’éduque, le cheval se dresse ».
Or, dans nos contrées, « El Bhim » est le souffre-douleur d’une population frustrée et meurtrie par la diarrhée verbale et la constipation cérébrale d’une classe politique éhontée et d’une kleptocratie sans vergogne.
Devant la cacophonie de l’hémicycle du Bardo, les niaiseries du paysage audiovisuel et la friperie des idées sur les réseaux sociaux, le Tunisien se voit de plus en plus dans la peau du « Bhim » : le baudet d’une révolution culturelle qui tarde à voir le jour et le dindon de la farce d’un cauchemar sans fin sur fond d’une crise socio-économique amplifiée par la conjoncture actuelle liée à la pandémie du nouveau coronavirus.
Manifestement, tel un peccata, malmené au quotidien et sans guide ni boussole, « Ettounsi » (le Tunisien) erre comme un benêt dans un champ de crétins incultes à la recherche du soi dans un monde sans foi ni loi.
De ce fait, cette exposition « El Bhim » de Mourad Zoghlami se veut une radioscopie d’une société gangrénée par l’ignorance, avachie par le « Buzz » godiche et engloutie dans la mare des imbéciles heureux.
Parallèlement, à l’image des derniers des Mohicans, contre vent et marées, une poignée de « Bhayem » solitaires continuent de faire de la résistance dans un pays où il n’y a que du pourri qui fleurit !
Après tout, mieux vaut être un « Bhim » rebelle qu’un « 7ssan » (cheval) asservi ou un « butor » exploité !
Abdel Aziz Hali
IMMERSION…
On se penche pour essayer de discerner les crêtes et les sillons sur une terre dont on ne connait pas encore la carte, et on s’incline tellement au-dessus du bord que le vide finit par nous aspirer en-dedans.
Il suffit alors de s’habituer à la gravité et de détacher les yeux de ce sol si inconvénient afin de laisser porter le regard aussi loin qu’il se peut.
Des vagues encrées de vert et des flots bleus où des écailles aux reflets du soleil dansent, des tourbillons de cieux qui perdent l’œil du spectateur dans un embranchement d’intersections indiscernables, des étendues ondulantes qui serrent le cœur dans l’étau de la liberté. Mais aussi la douce chaleur étroite d’un cocon six pieds sous terre, le puits de lumière qui cède à l’obscurité aimante, le sommeil imperturbable au travers de siècles inéprouvés.
Plus loin encore, le silence cède. Des explosions de couleurs tâchent l’horizon d’éclaboussures vivides et là, au centre du chaos, se dressent deux oreilles d’un gris effacé. Emblème d’un pays englouti, drapeau d’acceptance ou de résistance, le museau anonyme que chacun porte sans questions ne le laisse deviner. Masque à la fois de personne et de tous, notre reflet est quelqu’un d’autre. On presse la paume de notre main contre le miroir qui ondoie comme la surface d’un lac assoupi et l’image se divise en goutellettes éparses dans lesquelles se reflètent autant d’ânes identiques aux histoires qui convergent. Des histoires cousues les unes aux autres pour former le parchemin d’un passé partagé dont les sabots claquants et les oreilles baissées sont preuve et mémoire.
Kmar Zoghlami