
Pour mémoire, rappelons que Kerkwane est un site archéologique unique dans son genre, non parce que de fondation punique (un grand nombre de nos cités antiques l’étaient), mais surtout parce que, après sa destruction lors des guerres puniques, les Romains n’ont pas reconstruit par-dessus ses ruines une nouvelle ville qui aurait peu ou prou effacé les traces de la précédente, comme cela s’est produit partout ailleurs, aussi bien en Tunisie que dans le reste de l’ «empire» carthaginois. Nous avons donc, là, sur ces rivages du Cap Bon, au Nord de la localité de Kélibia, nettement conservée bien que passablement arasée, l’unique configuration connue d’une cité punique. C’est dire la valeur de ces vestiges découverts après la Seconde guerre mondiale et minutieusement fouillés par l’élite de nos chercheurs pendant près d’un demi-siècle, le résultat de ces fouilles se traduisant par le dégagement d’un certain nombres d’édifices (ou ce qu’il en reste) allant de lieux de culte à des habitations en passant par des voies de communications, les objets découverts au gré des travaux ayant été conservés dans le musée du site qui complète la visite et la compréhension de l’endroit. Voilà en quelques mots la présentation du site. Cela suffirait pour qu’on se précipite à sa découverte, mais il y a tout de même une précaution à prendre : ne pas s’y rendre le premier dimanche du mois. Nous savons, en effet, que ce jour-là, la visite des musées et sites archéologiques et historiques gérés par l’Agence de mise en valeur et de promotion du patrimoine culturel (Amvppc) est gratuite. Résultat, on voit débarquer en ces lieux une foule considérable.
Un engouement ravageur
Théoriquement, un tel engouement devrait-être réjouissant pour l’intérêt qu’il est censé révéler à l’égard de la chose patrimoniale. En pratique, ce jour-là, dans ces endroits où on s’imagine transporté dans une autre dimension, on assiste à un déchaînement de pulsions qui n’ont rien de méditatif : les gamins gambadent comme des cabris parmi les vestiges, sautant d’un muret à un autre sans la moindre considération pour la fragilité des vestiges, foulant sans ménagement les délicats pavements en mosaïque. Pendant ce temps, s’élèvent du côté de l’aire d’accueil les joyeux cris de nouveaux venus, des adultes, ceux-là, au son de la cornemuse et de la darbouka. Tout cela, dans un site censé être hautement culturel et sous le regard impuissant de l’unique gardien de l’endroit en service ce jour de très forte affluence.
Bien entendu, la conjoncture est difficile, y compris pour l’Amvppc dont les ressources financières ont fondu comme neige au soleil suite au marasme dans lequel se trouve depuis plus de deux ans le secteur du tourisme. La protection, l’entretien et la mise en valeur des sites à sa charge coûtent, sans parler des autres missions qui lui ont été confiées en matière d’animation culturelle à travers le pays, notamment l’assistance, en particulier financière, aux diverses manifestations estivales appelées «festivals». Elle ne peut donc plus recruter suffisamment de personnels pour la gestion des sites sur place. Dans ces conditions, la question se pose : comment faire avec ce qu’on a, sans risquer de mettre en péril ce patrimoine inestimable ?
Le cas de Kerkwane est le plus préoccupant, compte tenu des spécificités du site ; mais il n’est pas le seul. Et plus grave encore, non seulement les sites sont menacés dans leur intégrité, mais les conditions mêmes de l’accueil et du traitement des visiteurs, en particulier les touristes étrangers, se dégradent avec la dégradation des matériels et accessoires pour assurer leur confort. A Kerkwane même, mais également dans nombre d’autres sites, l’eau courante manquait ce jour-là et les toilettes étaient mal tenues. Cette situation ne peut pas durer plus longtemps. Et lorsque la situation en arrive au point de ne plus enregistrer de fréquentation de la clientèle payante qui garantit un minimum de recettes pour que le site se prenne en charge sur le plan dépenses et que les recettes des autres sites «rentables» ne dégagent pas suffisamment de surplus pour épauler les «défaillants», alors, il ne faut pas hésiter à fermer ces derniers. En attendant des jours meilleurs. Il en va de la pérennité de ce patrimoine et de l’image de marque de l’institution Amvppc et du pays.
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