
Le ministre de la Culture à qui est dévolue, selon le code du patrimoine historique, archéologique et des arts traditionnels (février 1993),la mission de protection des monuments et des sites se trouverait, en application du présent projet de loi, désisté de ses fonctions et derrière lui les institutions spécialisées relevant de son département.
A propos de ce code,il y a lieu de rappeler qu’il a été conçu et élaboré concomitamment avec celui de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire. Le premier est promulgué en février 1993 suivi peu de mois après par le second, si bien que les articles des deux codes se renvoient mutuellement lorsqu’il s’agit de dispositifs ayant des rapports communs entre le patrimoine,l’urbanisme et l’aménagement du territoire et ce dans un clair objectif de délimitation des responsabilités, de coordination et de complémentarité.
La loi proposée par le ministre ayant en charge l’application du Code de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, n’est pas seulement en flagrante contradiction avec les dispositifs réglementaires du Code du patrimoine, mais elle l’est surtout avec les dispositifs et l’esprit de la loi qui lui revient d’appliquer.
Il est clair que le projet de loi soumis à l’examen de l’ARP considère le patrimoine comme un parent pauvre qu’il est permis de sacrifier au nom de la sécurité du citoyen. Contrairement aux immeubles qui sont du ressort du ministère de la Défense qui demeureront régis par les règlements militaires.
En se substituant au ministre de la Culture à qui il réserve un rôle subsidiaire, le ministre de l’Equipement s’arroge une légitimité sur le patrimoine national qu’il ne possède pas. Et comme il est plus facile de tuer le malade que de le guérir, on lui attribue cette sale besogne. Du coup, le ministre chargé du Patrimoine est pratiquement écarté, qui est en principe le seul habilité à intervenir en faisant appel aux instruments de sauvetage que lui procure la loi.
En fait, par ce projet de loi le ministre chargé de l’Equipement a sans doute voulu signifier à celui chargé du Patrimoine, l’incapacité de ses services d’aller au secours du patrimoine en danger. Et il n’aurait probablement jamais pris cette grave initiative tout seul sans l’aval du gouvernement y compris celui du ministre de la Culture lui-même.
Le code du patrimoine, après un quart de siècle d’existence, attend encore l’adoption de ses décrets d’application pourtant prêts depuis 1994. Certains le jugent inapplicable en Tunisie, d’autres au contraire le trouvent à la pointe du progrès, le plus moderne parmi les législations du monde. En fait, son application nécessite des moyens humains et matériels dont la Tunisie ne dispose pas ou ne veut pas disposer. Ceci outre que son application stricte priverait les décideurs de toute liberté d’intervenir sur les monuments et les terrains archéologiques, à leur guise selon les opportunités et les intérêts des uns et des autres. Comme ce fut le cas du temps de l’ancien régime quand Ben Ali, afin de faire main basse sur les terrains de Carthage, a tout fait pour bloquer le projet de plan de protection et de mise en valeur de Carthage pourtant fin prêt depuis 1995.
Il est grand temps,pour nous Tunisiens,de nous rendre à l’évidence et de reconnaître combien nous avons régressé en matière de sauvegarde du patrimoine national matériel et immatériel. Ce projet de loi, qui n’est que l’un des reflets de cette régression dramatique, doit nous éclairer. Y a-t-il plus dramatique que cette attitude de nos dirigeants au plus haut niveau qui estiment que le patrimoine qui tue doit être éliminé au plus vite et sans attendre que le ministre chargé du Patrimoine prenne le temps qu’il faut pour le sauver ? Et c’est au ministre chargé de l’Equipement d’exécuter la triste besogne.
Tout ceci n’est pas sans nous rappeler l’attitude des simples citoyens qui, dans un but de spéculation foncière, acquièrent de précieux immeubles à caractère patrimonial et attendent des années, sans effectuer les moindres travaux d’entretien, le temps qu’ils menacent ruine, pour demander leur destruction à titre d’IMR.
Cette loi sur les IMR, destinée en apparence à sauver des vies humaines, encouragera plutôt les spéculateurs fonciers de tout bord à qui elle offrira, outre les habitations ordinaires des simples citoyens, la manne des centres historiques, y compris ceux inscrits sur la liste du patrimoine mondial ou en voie d’inscription comme Kairouan, Sousse, Tunis, Sfax. Il est à craindre que sa promulgation offrira l’occasion à tous ceux qui parmi les membres du Comité du Patrimoine Mondial de l’Unesco, qui pensent que la Tunisie ne fait pas assez pour protéger ses sites inscrits conformément à la Convention du Patrimoine Mondial Culturel et Naturel, d’exiger l’inscription de nos médinas sur la liste du patrimoine en danger et pourquoi pas leur radiation de la liste.
Ce projet de loi a l’avantage de mettre en exergue l’état d’abandon dans lequel se trouvent la plupart de nos centres historiques, médinas et quartiers européens, classés ou non. J’espère qu’il n’aboutira pas mais, qu’au contraire, il servira de sonnette d’alarme à tous ceux qui ont en charge la survie de notre patrimoine historique et en premier lieu le ministre de la Culture et de la protection du patrimoine.
*Ancien directeur de l’INP
Auteur : Dr Abdelaziz Daouletli, ancien Directeur général de l’INP et ancien Vice-président de l’ASM
Source : La presse