La version originale de cet article « Les bungalows de Skanès, un modernisme du sud. Un exemple d’architecture moderne au sud de la méditerranée » a été publiée en 2019 dans le numéro 7 d’Al-Sabîl, la revue d’histoire, d’archéologie et d’architecture maghrébine. Nous en présentons ici une version condensée dans le but de partager avec le plus grand nombre cette architecture singulière par son programme et sa rareté. Le but est aussi d’alerter sur l’état de détérioration avancé dans lequel se trouvent ces bungalows.
Avec la vague des indépendances au Maghreb et en Afrique, les nouveaux pouvoirs politiques ont voulu affirmer l’identité retrouvée des peuples à travers l’architecture et l’urbanisme. Des chefs d’Etats comme Habib Bourguiba ont tenté de faire la fusion entre la culture traditionnelle du pays et leur volonté de mener leurs peuples sur la voie de la modernisation. À travers des commandes exceptionnelles comme les palais présidentiels, les architectes vont proposer des architectures qui s’adaptent au lieu, à la culture et aux préceptes modernistes. À partir de l’analyse de cinq bungalows présidentiels du Palais de Skanès conçus par Olivier-Clément Cacoub, architecte de la présidence de la république tunisienne à partir des années 1960, nous allons découvrir comment l’architecture moderne a su s’adapter au sud de la méditerranée.
Le mouvement moderne en architecture a pendant des décennies été perçu comme un tout indivisible. Une vague d’idées, de béton, de standardisation et de formes simples qui aurait déferlé sur le monde de l’architecture pour le refaçonner d’un seul bloc.
Les principaux acteurs étaient connus, Le Corbusier surtout, par le grand public pour son effort considérable de médiatisation de ses idées. Mais l’histoire se réécrit à la lumière des nouvelles recherches, des études critiques et du recul que les années qui passent nous offrent. Le mouvement moderne global a perdu de son aura d’absolu avec l’émergence des critiques régionalistes et post-modernistes, tout d’abord, qui à l’instar de Aldo Rossi ou Ricardo Bofill, se tournent vers les spécificités culturelles et historiques de l’environnement dans lequel ils construisent.
Ces spécificités intrinsèques à la production architecturale, les modernes avaient voulu les gommer, au début du XXème siècle, afin de mettre en valeur le grand principe de l’universalité de l’architecture et de l’homme, qui fondait leur idéologie.
Néanmoins, l’analyse des architectures produites par le Mouvement moderne a permis de mettre en exergue la dichotomie qu’il y avait entre le discours universaliste et les nuances qu’on retrouve dans l’architecture produite.
Le mouvement moderne a donné naissance à une multitude d’architectures modernes, autant d’expérimentations qui ont évolué, et se sont adaptées, plus ou moins, aux environnements dans lesquels elles se sont implantées grâce entre autres, au formidable travail intellectuel produit par les modernes (Monnier, 1994).Les grands maîtres modernes n’ont pas vraiment beaucoup construit au sud de la méditerranée. Mis à part Le Corbusier qui a conçu la villa Baizeau1 à Carthage (Benton, 2014). Les constructions modernistes, nous les devons essentiellement à des architectes tels que Jacques Marmey ou Bernard Zerhfuss qui, pendant la période de la reconstruction, après la IIème guerre mondiale, ont proposé une architecture particulière au Maghreb, une adaptation rationnelle au lieu, aux matériaux disponibles, au climat et aux nouvelles tendances de l’architecture (Breitman, 1986). Plus tard, dans la Tunisie indépendante des années 1960, d’autres architectes vont émerger. Le nouveau régime républicain indépendant tunisien a la volonté d’asseoir son identité à travers la construction de nouveaux équipements.
Le premier Président de la République Tunisienne, Habib Bourguiba, impulse un vent de modernité à travers le pays. Il lance plusieurs grands projets à l’échelle nationale, ses priorités sont l’éducation, le progrès, la vie décente et les équipements du pays. Il veut une nation moderne avec des routes, des ponts, des hôpitaux, des écoles, des universités, des stades, et des villes modernes. Mais il n’est pas question pour Bourguiba de renier l’identité culturelle du pays. Après soixante ans de colonisation française, l’heure est à l’affirmation de la tunisianité et à la mise en avant de son histoire millénaire.
Le président tunisien veut affirmer l’identité nationale à travers ses projets architecturaux. L’occasion lui sera donnée, très tôt au cours de son long mandat présidentiel, d’exprimer grâce à son maître d’œuvre Olivier-Clément Cacoub sa vision d’une architecture contemporaine tunisienne. En 1962, deux palais présidentiels sont achevés.
Celui de Carthage, résidence officielle du Président de la république et siège de son activité politique et diplomatique est une juxtaposition surprenante de style andalou, de salons à la Louis XVI, de décors tunisiens et de jardins à la française. Le second, plus modeste dans ses dimensions et son programme est un palais-résidence d’été. Construit à Skanès, un village voisin de la ville natale de Bourguiba, Monastir. Plus nuancé dans son esthétique, le Palais de Marbre « Qasr el Marmar » a été ainsi nommé à cause de ses façades recouvertes de moucharabieh et de dalles de marbre blanc. L’édifice est selon son auteur une interprétation d’un plan carré méditerranéen.
Ce questionnement sur la qualification de cette architecture, sa modernité, sa méditérranéité, nous voudrions l’aborder dans l’œuvre d’Olivier-Clément Cacoub à travers des objets architecturaux uniques que sont les bungalows des invités présidentiels du Palais de Marbre. L’objectif étant de définir les apports, les influences et les hybridations dans l’architecture moderne et contemporaine tunisienne.
Un architecte en prise avec les courants : Entre Grand Prix de Rome, Architecture moderne et Méditérranéité
Olivier-Clément Cacoub est natif de la Médina de Tunis. Durant ses années de cours à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, Cacoub va participer à plusieurs concours, parmi eux, le Grand Prix de Rome de l’Académie de France à Rome, qui est un des concours les plus importants dans la vie d’un étudiant en Architecture. Olivier-Clément Cacoub sera pensionnaire à l’Académie de France à Rome de 1953 à 1957. Son envoi de troisième année, en 1957, a été une étude de «l’Architecture et urbanisme méditerranéen, création et aménagement d’une grande voie traversant la Médina historique de Tunis.»
Après son Premier Grand Prix de Rome, Cacoub commence sa carrière en Tunisie avec un centre d’accueil pour enfants à Ksar-Saïd2 dans le gouvernorat de La Manouba en 1958. Très vite, le Premier Président de la jeune République Tunisienne, Habib Bourguiba, va avoir connaissance de ce jeune architecte tunisien Grand Prix de Rome.
« Séduit par son intelligence, sa vision alliant l’ancien et le moderne, et son bagout » (Klibi, 2012), Bourguiba va confier à Cacoub le réaménagement de sa ville natale de Monastir.
L’architecte va complètement métamorphoser cette petite ville côtière en une grande ville balnéaire « L’occasion de construire dans des conditions exceptionnelles allait bientôt m’être donnée. Je la dois à la Tunisie, pays où je suis né et plus particulièrement au Président Bourguiba qui me confia la reconstruction de Monastir, sa ville natale. » (Cacoub, 1974).
À partir de cette collaboration, de cette amitié naissante et de cette estime partagée, la carrière d’Olivier-Clément Cacoub va connaître un bond fulgurant. Bourguiba le désigne architecte de la Présidence de la République. Il est aussi architecte en chef des Bâtiments civils et Palais nationaux en France.
Skanès, un palais méditerranéen dans une palmeraie
Au cours de sa carrière, Cacoub va concevoir toutes sortes de bâtiments, parmi eux des commandes officielles comme celle du Palais de Marbre de Skanès en 1962. Il s’agit d’un palais estival pour la Présidence de la République, implanté face à la mer dans une palmeraie de plus de 1000 arbres à Skanès Monastir, la ville natale du Président de la République Habib Bourguiba. Ce palais construit en 1962 s’inscrit dans un vocabulaire architectural qui répond en certains points aux préceptes modernistes (toit terrasse, façade libre, fenêtres en bandeau), mais qui pour ce qui est de l’ornementation, tire plus ses références des palais de l’aire arabo-musulmane (dentelle de marbre, tapisseries de carreaux de céramique…). Dans le texte descriptif qu’il fait de ce Palais de Marbre dans son ouvrage Architecture de Soleil, Olivier-Clément Cacoub évoque une conception de plan «d’inspiration authentiquement méditerranéenne ». Le plan du palais est carré entourant un patio dont deux des façades sont constituées d’une série de colonnades monumentales ouvrant l’édifice sur le paysage. Le palais lui-même est un jeu complexe entre grammaire architecturale moderne et vocabulaire esthétique local traditionnel.
Cinq bungalows en «Cinq Points »
L’enceinte du Palais du Marbre renferme dans son jardin 5 bungalows sur pilotis dont la pureté formelle contraste avec la riche décoration du Palais. À l’époque, ces constructions servaient de logement pour les invités du couple présidentiel. À leur construction et durant toute la présidence de Bourguiba, ces bungalows et le palais étaient les seules constructions de l’impressionnante palmeraie de 1000 arbres. Ces cinq unités constituent un exemple assez singulier de ce que l’architecte a pu concevoir.
Une trentaine d’années après la construction de la Villa Baizeau par Le Corbusier sur le sol tunisien, Cacoub présente une réinterprétation des préceptes architecturaux modernes agrémentés de détails constructifs qui les intègrent au climat et au site. S’ils s’inscrivent assez naturellement dans l’héritage du Mouvement moderne puisqu’ils correspondent aux Cinq Points de l’Architecture Moderne énoncés par Le Corbusier à partir de 1927, ces constructions sont tout de même une adaptation au lieu.
Les cinq bungalows présentent des toits plats mais qui ne sont pas tous accessibles. Une seule des unités présente une toiture-terrasse totalement accessible. Les toits sont particulièrement marquants dans ces bungalows puisqu’ils débordent généreusement de trois côtés.
Les bungalows présentent des espaces intérieurs assez ouverts. Les espaces nuits ne sont séparés de la pièce de vie que par une cloison amovible légère en fer, une sorte de rideau. Un seul des bungalows offre une chambre à coucher cloisonnée. Tous les bungalows sont surélevés et accessibles par un escalier latéral et reposent sur des pilotis dont la forme conique inversée est caractéristique du mouvement moderne. Au rez-de-chaussée, des dépendances (salle de bain extérieure, local technique) sont cachées dans un mur courbe, non porteur, recouvert d’un parement de pierres.
S’agissant de bungalows dont la surface est assez restreinte, l’accent a été mis sur des ouvertures totales en bande sur le balcon-terrasse aux proportions généreuses. Les ouvertures jouent un grand rôle dans ces bungalows, elles sont là pour cadrer le paysage et ouvrir au maximum l’intérieur sur les terrasses tout autour. Les façades découlent donc de cette prérogative.
Architecture moderne du soleil, une architecture de brise-soleil
Le Corbusier adopte dans son projet de la Villa Baizeau le principe de balcons entourant la maison, constituant ainsi un toit-parasol. Cette solution est une reprise des dispositifs traditionnels de protection solaire (Siret, 2006). Cacoub, dans ses bungalows présidentiels va proposer une typologie semblable à la combinaison choisie par Le Corbusier dans la Villa Baizeau : pilotis, fenêtres en bandeau et toit parasol. La relation de l’architecture d’Olivier-Clément Cacoub avec le soleil est très importante dans son œuvre et dans son discours. Il nomme d’ailleurs son livre « Architecture de soleil », et y insiste sur l’importance de l’ombre et de la lumière pour l’architecte et le méditerranéen qu’il est. Autre préoccupation pour ce climat méditerranéen chaud, l’orientation des bungalows. Leurs terrasses et ouvertures suivent toutes l’orientation nord faisant face à la mer. Les façades sud des bungalows sont peu percées d’ouvertures. Les portes d’entrée se trouvent sur la façade est ou ouest.
Tradition méditerranéenne et modernité assumée
Dans ces bungalows du Palais présidentiel, les signes d’une réinterprétation d’une architecture traditionnelle méditerranéenne ou arabo-musulmane sont minimes. Nous relèverons seulement l’introduction dans chaque bungalow d’une fresque murale faite de zelliges peints à l’instar des carreaux de faïence qui recouvrent traditionnellement les intérieurs des maisons méditerranéennes.
Ces fresques, comme celles du Palais de Marbre et de ses jardins, sont signées par les plus grands noms de l’art et de l’artisanat tunisien comme Chemla, Aly Ben Salem, Ali Bellagha, Jallel Ben Abdallah, Abdelaziz El Gorgi ou Nello.
Les bungalows reprennent en outre les préceptes de l’architecture de Le Corbusier et de la Charte d’Athènes des CIAM : construction sur pilotis, façade libre, plan libre, toit plat, fenêtres en bandeau, utilisation de matériaux modernes comme le béton armé, l’acier, le verre, les carreaux de pâte de verre et une non-ornementation manifeste. Les fresques murales présentes sur les terrasses des bungalows sont à apparenter à l’importance de l’art dans l’architecture moderne et non pas à prendre en compte comme une ornementation de façade.
Conclusion
Ces bungalows présidentiels, grâce à leur simplicité programmatique (grande pièce de vie, cuisine et salle de bain) permettent de saisir la sensibilité de la réponse architecturale. C’est une adaptation au lieu, le superbe golfe de Skanès et la palmeraie du Palais avec leurs grandes ouvertures sur le paysage méditerranéen. Elle est aussi une adaptation au climat du sud de la méditerranée puisque la fraîcheur est recherchée à travers des dispositifs comme la toiture plate débordante faisant office de parasol pour tout le bungalow, ou aussi le rez-de-chaussée qui, libéré grâce au pilotis, offre un vaste espace ombragé. Les bungalows qui se trouvent aujourd’hui dans un état de délabrement inquiétant restent tout de même des lieux agréables à visiter et même à fréquenter malgré les détritus. Des pécheurs de la crique voisine viennent quotidiennement faire la sieste dans l’embrasure des fenêtres-banquettes prévues par l’architecte. Cette adaptation au lieu reste une réponse architecturale moderne en filiation directe avec les principes de Le Corbusier. Les pilotis, les murs nus, la pureté des formes, le béton armé, toutes ces caractéristiques nous les retrouvons dans cette proposition d’Olivier-Clément Cacoub.
Certes l’architecte nous a habitués à plus d’extravagance dans son expression architecturale, comme c’est le cas dans l’enveloppe et l’écriture intérieure du Palais du Marbre voisin, mais les bungalows constituent un indice pour une meilleure lecture de sa production architecturale. Sa maîtrise des préceptes modernistes et l’adaptation qu’il en fait nous éclairent sur ses influences et sur sa production future en Tunisie et ailleurs. Les bungalows de Skanès sont un témoignage important et rare de l’influence qu’a eu le Mouvement Moderne au sud de la méditerranée. Leur état de délabrement actuel et les spéculations foncières qui pourraient les toucher dans les prochaines années nous font craindre leur destruction ou leur altération définitive. Ils constituent avec le Palais de Marbre un tout. On ne peut saisir le modernisme du Palais du Marbre sans le canevas que nous offre la présence des bungalows.
Texte : Emna Touiti, architecte-doctorante, Ecole doctorale Science et Ingénierie de l’Architecture, ENAU
Bibliographie
Benton T., 2014, Le Corbusier et la Méditerranée. Domus Mare Nostrum, Habiter le mythe méditerranéen. « Dictionnaire des élèves architectes de l’Ecole des beaux-arts de Paris (1800-1968)».
Breitman M., 1986, Rationalisme et tradition : Jacques Marmey 1943 – 1949, Bruxelles.
Cacoub O.-C., 1974,Architecture de soleil ,Tunis.
Cohen J-L, 2012, L’architecture au futur depuis 1889, Editions Phaidon,Paris.
Jelidi C., 2010, «Hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : orientalisme, régionalisme et méditérranéisme»,in Consciences patrimoniales, matériaux de cours issus des formations Mutual Heritage Vol 2,2010,Bolonia University Press,Bologne.
JelidiC., 2012, « Des protectorats aux Etats-nations : tradition et modernité architecturales et urbaines en Tunisie et au Maroc, ou la systématisation d’un vocabulaire à des fin politiques », in De la colonie à l’Etat-nation : constructions identitaires au Maghreb. Collection Maghreb et Sciences sociales, L’Harmattan-IRMC, Paris, p. 5-33.
Klibi C., 2012, Habib Bourguiba radioscopie d’un règne,Editions Déméter,Tunis.
Monnier G., 1994,Histoire de l’architecture du XXème siècle, collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Paris.
Siret, D. Le Corbusier Plans 1940. Etudes d’ensoleillement (sans lieu). Version française, Fondation Le Corbusier,Le Corbusier Plans, DVD n°7, Fondation Le Corbusier, Echelle 1 Codex Images International, 2006,Disponible sur internet : http://www.el-intl.com. halshs-01249649.
1 – La villa Baizeau, se trouve aujourd’hui dans l’enceinte du Palais Présidentiel de Carthage. En 1927, L. Baizeau un industriel vivant en Tunisie visite l’exposition du Deutscher Werkbund, «Weisenhofsiedlung», à Stuttgart. L’industriel est fasciné par les deux maisons conçues par Le Corbusier. Il va commander à l’architecte une villa sur les hauteurs de Carthage. Le Corbusier ne va pas se déplacer en Tunisie au préalable et va plutôt grâce à une correspondance avec son client concevoir à distance cette villa. Ce projet va être publié en 1930 dans Œuvres Complètes.
2 – Documents conservés aux Archives Nationales de Tunisie « Plans, correspondances concernant la construction et l’installation du chauffage central au Centre d’Accueil pour les enfants de Ksar Saïd », Série M, S/Série M3, Carton 15, dossier 44. 1954-1960. 172 pièces.
Article paru dans Archibat n°55 – Septembre 2022, vous pouvez le commander ou vous abonner en ligne :https://archibat.info/shop/