
Suite à un appel d’offres lancé par UN-Habitat, ce nouveau centre social pour jeunes, femmes, handicapé(e)s et retraité(e)s, réalisé sur un terrain municipal urbain, (une parcelle de 1298 m2 qui abritait un ancien manège abandonné), situé dans le quartier défavorisé d’Ouled Amor, de la ville de Midoun, a récemment été inauguré en avril 2019.
Pour en savoir plus sur ce projet innovant dénommé Offar1, les architectes Dorra Ismail et Mehdi Dellagi de « Qartbun DESIGN », nous expliquent la démarche participative et écologique qui a guidé leur conception.
Montage
Financement : UN-HABITAT Bureau Régional de Tunis
Maîtrise d’Ouvrage Déléguée : Association Tunisienne TUNARUZ
Partenaire local : Municipalité de Midoun- Jerba
Partenaire local : Association Tunisienne UTAIM (antenne de Midoun)
Maîtrise d’Oeuvre
Architectes : Dr Dorra ISMAÏL et Mehdi Mahmoud DELLAGI
Ingénieur Structure : Pr Hédi HASSIS
Contrôleur Technique : MED-CONTROL, Wassim AOURIR
Équipe travaux
Fondations : Mourad Bhira
Gros et second oeuvre : Mohamed Sassi
Voûte à géométrie variable : Salem Gobaa

Le projet Offar à Midoun, met en exergue des problématiques cruciales en architecture qui restent peu explorées en Tunisie : la récupération des terrains abandonnés en ville, la construction bioclimatique, le réemploi des matériaux, l’accessibilité aux personnes à mobilité réduite… Quels principes ont guidé ces choix, qui semblent « originaux », dans la conception et la réalisation de ce projet ?
En effet, le projet a été une occasion pour montrer qu’une intervention architecturale locale, quelle que soit son échelle, s’inscrit dans une approche globale (d’une manière consciente ou inconsciente). L’action de l’architecte, contrairement à ce qui est habituellement connu, a des implications à différents niveaux, en partant du matériau qu’il utilise dans son architecture, sa production, son impact carbone, son transport, sa mise en œuvre, les déchets de chantier qu’il implique, son système constructif, vers l’inertie et le confort hygrothermique intérieur du bâtiment.
Donc, l’action de l’architecture, même à l’échelle micro, est en rapport étroit avec l’échelle macro du quartier, de la ville, de la région, du sous-sol géologique, des réseaux de transport disponibles, de l’aménagement du territoire, de la gestion des déchets, de l’hydrologie urbaine, du climat, du taux d’humidité, etc.
Cette pensée macro/micro, sous-tend continuellement notre réflexion pour tout projet que nous sommes amenés à penser et à concevoir. D’où l’intérêt que l’on accorde à la question du « système constructif »
en architecture, davantage que les aspects stylistiques, esthétiques ou formels.
La circonstance du concours qui a réuni UN-HABITAT avec l’association TUNARUZ et plus précisément la présidente Mme Rabiaa OUERIMI et le coordinateur du projet Mr Walid BEN OMRANE, ainsi que la Municipalité de Midoun, a donné une particularité à ce projet participatif en permettant de redonner vie au terrain abandonné dans le quartier de Midoun, Ouled Amor. Cette particularité a permis d’impliquer les habitants dans la prédéfinition du programme du projet, ce qui est en soit, important pour l’avenir dans la planification stratégique décentralisée et « co-construite » de nos villes. De même qu’il a montré qu’il était possible de donner vie à des « vides urbains » avec peu de moyens et pour le bien-être des habitants.
Dans le rapport, vous mentionnez trois premières tunisiennes en termes de fabrication et d’utilisation de matériaux locaux et de recours aux savoir-faire locaux. Est-ce que ces premières ont été faciles à mettre en œuvre ?
Ces premières n’ont pas été faciles à mettre en œuvre. Car ni la politique industrielle du pays (sur les 166 briqueteries en activité actuellement, il n’y a qu’une seule usine de Bloc de Terre Comprimée (BTC de chez SOIB) et, sur les 10 (+1) cimenteries actuellement en activité, il n’y a qu’une seule usine de NHL, ce qui implique un surcoût de transport et un problème de disponibilité des matériaux, ni la formation des architectes et des ingénieurs, ni celle des maçons, n’habilitent ces opérateurs à accepter et à réaliser ce genre d’ouvrage avec aisance. La maîtrise d’ouvrage a joué un rôle important dans ce projet, car elle a fait confiance aux architectes et les a soutenus dans leur mission.
Par ailleurs, ces premières, comme vous dites, sont probablement authentiques par rapport à la production architecturale dominante du pays. Cependant, elles s’inscrivent dans un « continuum » par rapport aux architectures ancestrales méditerranéennes et d’Afrique du Nord essentiellement. Aussi, la démarche de « qartbun DESIGN » c’est d’expérimenter, à l’occasion de chaque projet, le possible d’une architecture contemporaine puisant dans un legs ancestral, du point de vue aussi bien constructif (dans ce cas, l’utilisation du BTC qui porte la voûte avec le principe de l’Opus Africanum/Numidicus), stylistique (dans ce cas, une réinterprétation de l’architecture Ibadite par l’échelle du bâtiment et l’extrapolation du contrefort élancé qui joue un double rôle constructif puis esthétique), que bioclimatique (réactivation du principe de la ventilation basse et haute du Malqaf et de la Fawara en leur rajoutant le côté esthétique et l’éclairage naturel).
Est-ce que vous estimez qu’il y a un avantage sur le coût en comparaison avec un projet similaire qui serait réalisé suivant les normes dominantes du marché tunisien ?
Nous vous proposons de faire un petit calcul ensemble.
Budget total : 220.000 TND
– 21.000 TND pour les études.
– 36.000 TND pour le terrain multisports et celui de pétanque.
– 4.000 TND pour les deux portes d’entrée au terrain municipal.
– 14.000 TND pour les travaux extérieurs de cheminements, éclairages, plomberie, etc.
– 5.000 TND pour les plantations et agréments paysagers.
– 10.000 TND d’aléas logistiques (échafaudage, changement de plâtrier, etc.).
– 5.000 TND de transport (de SOIB depuis Mateur : évitable s’il y avait une autre usine de BTC dans le Sud du pays).
Résultat du calcul : il nous reste 125.000 TND pour construire 94 m2 (couverts) en neuf et 36 m2 en rénovation totale.
Sur cette surface globale qu’a-t-on construit ?
– Un espace qui a une double hauteur (5,60 m de hauteur sous clé, 10 m
de portée / aucun appui intermédiaire qui fractionnerait l’espace, pour un volume de 375 m3) : extension possible par une mezzanine qui multiplierait la surface d’exploitation par 1,5, soit un total de 141 m2 neuf (total potentiel de 177 m2),
– Un réseau de récupération d’eaux pluviales avec une citerne de
20 m3 : critère inexistant aujourd’hui dans tous les calculs de prix/m2,
– Double vitrage + film de protection solaire : pour une meilleure efficience énergétique (article présent uniquement pour le haut standing),
– Des volets roulants électriques de sécurité (article présent uniquement pour le haut standing).
– Les enduits sont sains : pour une meilleure santé des occupants.
– Absence de climatiseur et de chauffage : facture STEG uniquement pour l’éclairage artificiel et la cuisson.
Ratio Offar : 125.000 TND / 130 m2 (surface actuelle fonctionnelle)
= 961,539 TND / m2.
Maintenant, faisons une comparaison avec les prix SNIT et SPROLS.
Comparaison 1 – SNIT à Fouchana (Coquelicot 1 et 2)
Prenons l’exemple de l’opération la moins chère actuellement (grand Tunis) : Fouchana : www.snit.tn/fr.php?page=projets/projets#0
80 m2 pour 84.780 TND ; soit 1.059,750 TND / m2
Comparaison 1 / SNIT : Projet Offar / Projet Fouchana = 90 %
Donc, Offar est 10 % moins cher que la SNIT.
Comparaison 2 – SPROLS à Mghira
Prenons l’exemple de l’opération la moins chère actuellement (grand Tunis) : Mghira : www.sprols.com.tn/acceuil.php?p=tabvente
89 m2 pour 104.975 TND ; soit 1.179,494 TND par m2 (prix affiché)
Comparaison SPROLS : Projet Offar / Projet Mghira = 81 %
Donc Offar est 19 % moins cher que la SPROLS à Mghira.
Comparaison 3 – SPROLS à M’Teurech
Prenons l’exemple de l’opération la moins chère actuellement (tout le territoire) : M’Teurech (Gabès/oasis) : www.sprols.com.tn/acceuil.php?p=tabvente.
83 m2 pour 66.403 TND ; soit 800,036 TND par m2 (prix affiché 791 TND).
Comparaison SPROLS : Projet Offar / Projet M’Teurech = 120 %
Donc Offar est 20 % plus cher que la SPROLS à M’Teurech.
Synthèse des trois (3) comparaisons
Sur les trois comparaisons, le prix d’Offar reste 5 % moins cher (en moyenne). Donc, oui, il y a un avantage sur le coût en comparaison avec un projet similaire qui serait réalisé suivant les normes dominantes du marché tunisien (habitat collectif / semi-collectif de moyen standing). Même si le prix avait été équivalent, le protocole Offar reste plus avantageux à plusieurs niveaux, notamment celui du confort intérieur et bioclimatique.
Tous ces avantages concrets et immédiats sont quantifiables, sachant que Offar reste un projet pilote, que les matériaux de construction ont été achetés à des prix de détails. Une opération de plusieurs dizaines de logements ferait chuter les prix des matériaux de 15 à 20 % au minimum.
L’avantage est donc mesurable, également à moyen et long termes puisque le bâtiment a un confort hygrothermique qui ne nécessite pas un chauffage ni une climatisation artificielle, ce qui est un enjeu majeur pour la Tunisie d’aujourd’hui et de demain, car avec les changements climatiques (canicules d’été et pics de froid en hiver), le Tunisien aura de plus en plus de mal à payer ses prochaines factures STEG.
De plus, le plâtre projeté intérieur et l’enduit extérieur à la chaux hydraulique naturelle (NHL de chez Interchaux) donnent un bâtiment sans formaldéhydes (le ciment et tous ses produits dérivés dégagent des formaldéhydes nocifs) ce qui a un impact immédiat sur les questions de santé publique. Critère que l’on oublie souvent, car le bâtiment a des conséquences directes sur la santé de l’occupant.
On voit sur les photos de l’inauguration que les habitants étaient présents. Est-ce que la concertation avec eux et leur participation ont été possibles dans le cadre de ce projet ?
Lorsque le comité de pilotage du projet Offar (Municipalité de Midoun, Association TUNARUZ et UN-HABITAT en Tunisie) nous ont désigné lauréat du concours, nous avons reçu immédiatement un rapport sur les volontés des habitants du quartier.
Ce rapport est survenu après un atelier Minecraft (logiciel ludique de construction) qui a été dirigé par TUNARUZ et mené en association avec les étudiants ingénieurs de l’ISET de Midoun. Cet atelier s’est tenu en début d’année 2018. Le rapport comprenait « l’output » de cet atelier. Les habitants ont conçu, en manipulant Minecraft avec l’aide des étudiants ISET, leurs visions du projet Offar. Nous avons pris connaissance des images 3D commentées avec des textes, ce qui nous a aidé pour le travail de programmation. Lors de l’inauguration, les riverains étaient très contents car le projet répondait à leurs attentes.
Est-ce que vous envisagez de suivre l’évolution du projet, d’évaluer l’impact sur le vécu des propriétés bioclimatiques du bâti ?
Pendant les phases études et travaux, les habitants du quartier ont été extrêmement sensibles au projet. Nous avons ressenti une appropriation immédiate du projet et une attente importante auprès de toutes les tranches d’âges. Un lien affectif s’est tissé entre nous et le quartier. Nous allons donc suivre l’évolution et l’impact sociologique du projet, évidemment. Mais nous allons également mettre en place un projet de monitoring thermique (surtout en périodes de canicule et de grand froid) afin d’observer le comportement thermique du bâtiment.
Nous sommes encore en concertation avec différentes institutions publiques centrées sur cette problématique. Nous devons avoir un retour afin d’ajuster et d’améliorer notre approche aussi bien au niveau de la conception bioclimatique que du choix et de l’organisation des matériaux et du système constructif. L’approche paysagère faisait partie de la conception globale afin de créer un poumon vert au sein du quartier. Toutefois, le budget alloué ne permettait pas d’atteindre nos objectifs dès l’ouverture. Nous espérons qu’avec le temps et l’implication des habitants (une association des habitants du quartier est en cours de création), l’aspect paysager prendra la forme projetée.
Est-ce que d’autres projets-pilotes sont prévus par Qartbun DESIGN ?
Nous avons plusieurs projets en cours. Nous avons fait le choix de l’expérimentation à travers des projets importants tels que Ajim, Vco2, Offar, mais également d’autres projets de R&D que nous exposerons ultérieurement en présentant nos premiers résultats de recherche. Nous travaillons sur les systèmes constructifs alternatifs et essentiellement sur la voûte comme structure.
La prochaine étape est celle de l’industrialisation d’un système constructif innovant dénommé QAWS®, qui a fait l’objet d’un brevet déposé à l’INNORPI en 2014. Il s’agit d’un système constructif à base de bioplastique (40 % de plastique recyclé chargé de 60 % de fibre végétale) permettant d’extrapoler nos expérimentations antérieures de la voûte par un système rapide (simple clip), propre (zéro déchet), léger (7 fois plus léger que l’acier / 2 fois plus léger que le béton armé) et manufacturé (technique d’injection-compression).
Notre positionnement est qu’aujourd’hui l’architecte tunisien doit pouvoir s’inscrire dans cette approche macro et agir au niveau des matériaux et du système constructif et ne pas se contenter d’être un consommateur, ni un prescripteur de matériaux énergivores, importés ou à base de matières premières importées. Car l’enjeu de notre métier et de notre discipline est global, énergétique, économique, juridique et non pas architectural et urbain uniquement. ν
Dorra Ismaïl, Architecte ENAU, Maître de Conférences à l’ENAU – Experte en DD et approche Bioclimatique – Membre Fondateur du TGBC
Mehdi Dellagi, Architecte ENAU, Urbaniste IAR – Expert en architecture de Terre- Membre correspondant auprès de l’Académie de Beït al-Hikma
Propos recueillis par Cyrine Bouajila
Article paru dans Archibat n°46 – Avril 2019