À l’occasion des journées d’études : « Le code du patrimoine 30 ans après », Dr Ghazi GHERAIRI, Professeur à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, ancien vice-président du comité du patrimoine mondial de l’UNESCO et ancien ambassadeur de Tunisie auprès de l’UNESCO et de l’Organisation internationale de la francophonie, a bien voulu partager avec nous ses réflexions sur les enjeux, les progrès et les défis persistants en matière de patrimoine en Tunisie. Interview.
Pourquoi le séminaire « Le code du patrimoine 30 ans après » a été organisé ?
Il s’agit d’une initiative de partenaires multiples et divers: des institutions universitaires à savoir la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et l’Ecole nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis ; des laboratoires de recherche comme l’initiative normes, culture et patrimoine ainsi que le laboratoire de recherche en patrimoine et architecturologie ; des acteurs de la société civile et médiatique notamment Dar Ben Gacem et la Revue patrimoine & créativité.
Cet ensemble a exprimé le vœu de réunir un certain nombre de spécialistes et d’acteurs de la question patrimoniale pour réfléchir sur les 30 années passées au prisme de l’application du code du patrimoine.
Plus qu’une rétrospective, cette rencontre se voulait un moment de réflexion globale sur les enjeux du patrimoine en Tunisie aujourd’hui et le rôle du droit dans sa protection, sa préservation mais également les limites et autres difficultés que ce cadre normatif suscite. Bref, il y avait unanimité sur l’urgence d’un état de lieux objectif, scientifique et prospectif tourné vers des propositions concrètes pour faire évoluer cet aspect important de notre droit de la culture. Ce deux journées furent effectivement une occasion rare où des historiens, des archéologues, des ethnologues, des architectes, des urbanistes, des géographes, des juristes tunisiens se rencontrent croisent leurs expériences et leurs points de vues pour qu’un bilan serein et responsable soit établi sur une question aussi sensible que le patrimoine. Cette rencontre a bénéficié de la participation de figures emblématiques comme les professeurs Abdelaziz Daoulatli, Mohamed Hassine Fantar et bien d’autres ainsi que du soutien de la délégation de la Wallonie Bruxelles à Tunis.
Quel est le bilan, à votre avis, des ces 30 ans après la promulgation du code du patrimoine?
Ces deux journées d’intense réflexion ont donné lieu à un bilan contrasté.
Tout d’abord, le progrès incontestable qu’avait constitué, à l’époque, la promulgation du code du patrimoine. Il avait eu pour mérite de réunir des textes épars souvent remontant à l’époque coloniale en un texte unique, national et moderne.
Pour autant, cette compilation ne fût pas exhaustive. Également beaucoup avait souligné que les textes d’application prévus par le nouveau code ne furent pas tous édictés laissant des pans entiers de son champ d’intervention sans cadre normatif complet et fonctionnel. Par ailleurs, certains intervenants, à l’instar du Pr Fakher Kharrat, directeur de l’ENAU, ont soulignés que, dans beaucoup de domaines, le code n’a simplement pas été appliqué.
Un autre élément a été souligné lors de ces deux journées, à savoir le changement majeur du cadre normatif environnant le code notamment par le changement constitutionnel opéré à deux reprises en cette période (2014 et 2022) avec dispositions explicites en la matière plus fournies que sous la Constitution de 1959 comme cela s’est dégagé de l’intervention du Pr Wahid Ferchichi ; mais surtout par l’adhésion de la Tunisie à plusieurs conventions internationales au sujet de matières couvertes par le code comme la patrimoine immatériel (Convention de l’UNESCO de 2003), le patrimoine subaquatique (Convention de l’UNESCO de 2001) et la Convention de 2005 sur la diversité des expressions culturelles. Ces conventions, aujourd’hui dûment ratifiées par la République tunisienne, occupent désormais une place supérieure à celle des lois dans la hiérarchie des normes juridiques tunisiennes confinant le code à un statut méso-juridique depuis leur entrée en vigueur alors qu’il était le texte de référence dans ces domaines lors de son adoption en 1994. Tout cela doit être désormais pris en compte.
Quelles sont les recommandations de ces journées d’études ;-Y-a t-il une nécessité de réviser le code du patrimoine ?
Les participants ont émis des avis divers et parfois éloignés les uns des autres en la matière.
Une première tendance a appelé à une pleine et intégrale application du code, une autre a appelé à la nécessaire édiction des textes d’application du code pour lui permettre une application effective et une pénétration normative réelle dans les différents secteurs (urbanisme, préservation, fouilles, muséologie etc.) qu’il couvre.
D’autres voix se sont élevées pour appeler à l’abrogation du code actuel et à l’adoption d’un nouveau code plus conforme à la réalité du secteur dans la Tunisie d’aujourd’hui.
Ces réflexions malgré leur diversité s’accordent pourtant sur une urgente nécessité, celle de sortir du statut quo actuel et sur la nécessaire et incontournable concertation pour un meilleur encadrement normatif d’un secteur des plus sensibles qui de surcroit connait une évolution internationale des plus remarquables.
Pour ma part, j’ai présenté une intervention intitulée code d’hier, pratiques de demain en portant l’attention sur deux phénomènes majeurs qui rendent notre perception du code et ses fonctions initiales quelque peu obsolètes à savoir :
– Les changements fabuleux que ce secteur à connu durant ces trois dernières décennies dans le monde notamment l’extraordinaire engouement que connait le patrimoine dans les relations internationales et l’éclosion d’une agissante diplomatie culturelle universelle.
et
– Le changement du paradigme national dans les rapports de l’Etat à la société en matière de patrimoine et plus généralement culturelle et ce par l’essoufflement du rapport tutélaire et paternaliste mis en place au lendemain de l’indépendance ainsi que par la place que s’arroge de plus en plus la société civile et les acteurs privés, organisés ou à titre individuel, dans ce domaine.
Ces deux facteurs, ajoutés à d’autres, militent, avant toute modification du code, pour que ce dernier soit lu différemment, mis en œuvre différemment et ses potentialités multiples notamment en matière de partenariat public/privé, de mécénat culturel, de libéralisation de l’initiative des jeunes et du secteur solidaire; soient menées à leur bout.
Je demeure convaincu que l’enjeu est aujourd’hui davantage celui de la perception, de la considération d’un nouveau rôle du droit en matière patrimoniale et plus largement culturelle que celui d’une énième nouvelle législation non suivie d’effets.
L’enjeu est ainsi celui d’une pratique renouvelée du droit de la culture en rupture avec la pratique socialement biaisée et juridiquement vaine de répondre à un tout problème par l’édiction d’une nouvelle loi. En effet, dans une conception moderne, participative et efficiente du droit, mieux n’est pas toujours synonyme de plus.
Propos recueillis par Archibat
Article paru dans Archibat n°61 – Juin 2024, vous pouvez le commander ou vous abonner en ligne : www.archibat.info/nouveau-numero-disponible/