Françoise Choay a vécu un siècle de « bruits et de fureurs » en prenant position dans le domaine, peu ouvert aux femmes, de l’architecture, de l’urbanisme et du patrimoine. Née le 29 mars 1925, la journaliste, critique d’architecture et d’art (dans L’Œil, La Revue d’esthétique, Preuves, Critique, Urbanisme…), professeure, théoricienne, traductrice et éditrice, est morte le 8 janvier à Paris. Ses apports sont considérables dans bien des domaines et encore trop méconnus.
C’est à elle que l’on doit, notamment, la formule de « cages à lapins », employée la première fois dans France Observateur en 1959, pour désigner les grands ensembles. Elle aura développé en outre un certain nombre de notions structurantes, parmi lesquelles « le règne de l’urbain », le refus de la « muséification du patrimoine ».
Elle était adulée par ses élèves, respectée par ses pairs et crainte par beaucoup, comme toute personne exigeante. Née dans une famille aisée et cultivée, protestante et juive républicaine, elle a deux tantes illustres, la journaliste et féministe Louise Weiss (1893-1983) ainsi que la pédiatre et psychanalyste Jenny Aubry (1903-1987).
Durant la guerre, Françoise rejoint sa mère dans le maquis qu’elle anime, tandis que son père, avocat, s’active à Paris contre Vichy et devient, à la Libération, préfet de l’Hérault.
Vaste culture théorique Diplômée de philosophie, elle s’initie à la critique d’art et d’architecture, stimulée par Jean Prouvé. Elle est mariée à Jean Choay (1923- 1993), du laboratoire du même nom (fondé par Eugène Choay en 1911, acheté par Sanofi en 1984), avec qui elle a eu deux filles. A 40 ans, elle publie en 1965 au Seuil, L’Urbanisme. Utopies et réalités, une anthologie qui deviendra, au fil des ans, un « classique » pour les praticiens. Ce livre lui ouvre les portes de l’école d’architecture de La Cambre à Bruxelles, où elle prend goût à l’enseignement.
Pierre Merlin (né en 1937) l’invite à l’université expérimentale de Vincennes où il vient de créer en 1969 un Institut d’urbanisme. Ils éditeront plus tard le Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement (1988, dernière édition revue et augmentée, 2023, PUF). Après sa thèse, en 1978, dirigée par André Chastel (La Règle et le modèle, Seuil, 1980), Françoise Choay participe à des colloques internationaux – elle maîtrise parfaitement l’anglais, l’allemand et l’italien –, siège dans de nombreuses institutions, accompagne de nombreux thésards… C’est une universitaire internationalement reconnue, du Brésil à la Chine en passant par l’Italie ou l’Allemagne. Sa curiosité l’incite à partager ses découvertes, aussi elle œuvre pour traduire des auteurs, à ses yeux, majeurs. Elle propose La Dimension cachée d’Edward Hall au Seuil, qui hésite avant qu’il ne devienne un succès de librairie.
A la tête de la collection « Espacement », elle publiera Joseph Rykwert (1926-2024), Ildefons Cerdà (1815-1876), Christopher Alexander (1936-2022), mais aussi La Rurbanisation ou la ville éparpillée, de Gérard Bauer et Jean-Michel Roux (1977), Pas à pas. Essais sur le cheminement quotidien en milieu urbain, de Jean-François Augoyard (1979) et, hors collection, Gustavo Giovannoni.
Avec Pierre Caye, elle traduit du latin, De re aedificatoria,de Leon Battista Alberti (1404-1472), et, en compagnie de Bernard Landau et Vincent Sainte Marie Gauthier, elle édite les Mémoires du baron Haussmann (1809-1891). Françoise Choay était armée d’une vaste culture théorique, d’un esprit critique aiguisé, d’une écriture efficace et précise, d’un souci d’aller voir sur place – c’est une marcheuse qui enquête –, de s’informer aux meilleures sources, de prendre position, ce qui dénote dans le milieu académique.
Comment apprécier une œuvre aussi percutante et novatrice ? La lire. Et apprécier sa pertinence. Ainsi propose-t-elle, en 2011, d’étudier les effets culturels de la « révolution électro-télématique » : la « dédifférenciation », la « détemporalisation », la « décorporéisation » et la « désinstitutionalisation ». Elle dénonce « les non-villes et les non-campagnes », décrit l’extension dramatique du domaine de l’urbain qui uniformise les territoires et l’hybris des mégalopoles, appelle à des patrimoines vivants et non pas muséographiés, destinés aux seuls touristes. Françoise Choay, le courage de la pensée.
29 MARS 1925 Naissance de Françoise Weiss
1965 « L’Urbanisme, utopies et réalités » (Seuil)
2007 « Pour une anthropologie de l’espace » (Seuil), Prix du livre d’architecture
2011 « La Terre qui meurt » (Fayard)
8 JANVIER 2025 Mort à Paris
Thierry Paquot (philosophe)
Source : Le Monde 22-01-2025