Professeur des universités en France, Carlos Moreno est expert international sur le sujet de la « Smart City ». Il est considéré comme l’un des précurseurs du concept de ville du futur. Carlos Moreno a pris part à la deuxième édition de « Bizerte Smart City ». Il a développé au cours de sa conférence le concept de l’« ubiquité urbaine ». Et celui de la « ville heureuse », sur lequel il travaille avec le chercheur Boyd Cohen et où la qualité de vie des individus, le vivre ensemble, l’inclusion sociale, l’épanouissement culturel et le principe de l’identité urbaine priment sur les solutions technologiques.
Vous affirmez lors de votre conférence que la nouvelle culture urbaine est liée à l’ubiquité et au phénomène « transmédia ». De quoi s’agit-il ?
Le XXIème siècle a une double caractéristique. Il est fondamentalement un siècle urbain, l’habitat est aujourd’hui concentré majoritairement dans les villes qu’elles soient grandes ou petites. Plus de la moitié des habitants de la planète vivent dans les villes et les métropoles : un phénomène irréversible. D’autre part depuis la naissance d’Internet dans les années 2000 puis l’évolution qui a donné l’Internet des objets par la suite, d’une manière globale on est arrivé dans un siècle dans lequel l’ubiquité est omniprésente. Or pour toutes les personnes qui habitent dans le monde urbain, quelle que soit le continent ou la taille de leur ville et quelque soit leur origine sociale, les croisements du phénomène urbain avec l’ubiquitaire génère des citadins hyper connectés. Cette hyper connectivité s’est traduite par des usages. Le plus massif concernant les smart phones est orienté autour des réseaux sociaux et d’une manière plus particulière autour des communications instantanées. Cela a créé ce que j’appelle « un phénomène transmédia urbain », c’est-à-dire la nouvelle génération, celle du nouveau millenium, qui est née urbaine et peut mourir urbaine, est aujourd’hui totalement imprégnée et happée par l’usage de l’ubiquité de manière totalement quotidienne. C’est une mutation culturelle produite par la massivité du numérique. On ne peut pas imaginer la nouvelle génération sans ce qui est devenu une prothèse pour elle, à savoir son mobile. Cet usage intensif des smart phones génère une mase d’informations planétaires et qui arrive sur le téléphone de chacun.
Si vous comparez deux téléphones portables, les applications peuvent être différentes, mais on remarque qu’il y a peu de choses qui peuvent se produire quelque part sans que les gens n’en soient pas au courant :
les mariages princiers, les divorces du dernier rappeur, les tweet les plus outrageux du Président Trump, les résultats des grands matchs de foot… Ce constat que je fais m’amène à proposer le concept de « transmédia » qui s’est développé ces dernières années. Il croise la culture urbaine et bouscule l’idée de l’appartenance à l’État nation que nous avons maintenue jusqu’au XXème siècle. Cette culture génère de nouvelles valeurs mais aussi de nouvelles appréhensions.
Ainsi deux types de comportement s’affrontent, ceux portés par une génération habituée au brassage identitaire et de l’autre côté, des réactions populistes, réactionnaires, voire xénophobes, genre « la France d’abord » ou « l’Amérique d’abord ». Cette dernière vision entre en contradiction avec l’évolution « transmédia » urbaine, qui joue sur l’ouverture du monde et se fonde sur la diversité et la spontanéité des communications des réseaux. Le phénomène ubiquitaire, associé au phénomène urbain, amène une nouvelle dimension : certaines villes du Sud n’ont plus à envier d’autres villes du Nord. Cela change aussi le rapport entre gouvernants et gouvernés. Les règles du jeu de la vie urbaine ont changé.
Qu’est-ce que le concept de « la ville heureuse » que vous avez développé avec Boyd Cohen ? Et comment passer d’une « Smart City » à une « Happy City » ?
On a pu constater que l’idée de la « Smart City » a été portée par des intérêts technico économiques voulant transformer la ville à partir des capteurs, algorithmes et diverses applications pour résoudre les problèmes urbains, en vérité d’une très grande complexité. Puisque la problématique urbaine consiste avant tout à savoir comment des hommes et des femmes vivant dans un territoire peuvent satisfaire des besoins primaires (se loger, travailler, se nourrir, se soigner) et également avoir des loisirs, s’occuper des enfants et des seigneurs et tisser des liens de qualité avec l’environnement.
La technologie ne peut pas apporter toutes les réponses sur comment développer la qualité de vie dans des villes quelle que soit leur taille. Le transport par exemple plus que d’être corrélé à la problématique des bouchons devrait poser d’autres questions : pourquoi on se déplace ?
Pourquoi on utilise des véhicules privés, parfois de très grosses voitures pour aller dans un mall à trois quarts d’heure de chez-soi pour faire ses courses ? Pourquoi je dois passer une heure de trajet entre ma maison et mon lieu de travail ? Pourquoi est-on obligé de traverser toute l’agglomération pour ramener ses enfants à l’école ? Si on adopte uniquement des solutions technologiques pour répondre à des problèmes relatifs à la mobilité et à d’autres besoins encore, on va à mon avis, tout droit dans le mur.
Comment faudra-t-il procéder alors ?
Justement, il faudrait inverser notre manière de penser en considérant que ma qualité de vie est sociale et économique, il faut donc rendre possible une cohésion sociale, et également créer de la richesse et la répartir pour mieux vivre ensemble. Cela passe également par la réinvention des infrastructures urbaines. Il faudrait transformer les équipements mis en place il y a une centaine d’années à travers de grands boulevards utiles dans le temps pour le passage des calèches et de gros véhicules en des équipements rendant possible une ville où on marche et où on respire. Il faudrait réfléchir à des modèles d’hyper proximité, où dans un monde circulaire on n’a pas besoin de plus d’un quart d’heure pour satisfaire ses besoins principaux. C’est là où la technologie devient un précieux levier, un des plus importants outils qu’on ait inventé, parce qu’il est au service de cette inclusion sociale et réinvention urbaine. Pour passer de la Smart City à la Happy City, il faut garantir la sécurité, la santé, la prospérité, la sociabilité connectée, une vie culturelle à la hauteur, une identité urbaine, une ouverture au monde d’une manière cosmopolite et interculturelle… La ville heureuse est une ville dans laquelle le citoyen est conscient de la fragilité des ressources mais également sait les optimiser pour améliorer la qualité de vie de l’ensemble des hommes et des femmes.
En vous promenant dans Bizerte lors de votre récent séjour en Tunisie, avez-vous eu des idées pour en faire une «ville heureuse»?
– Oui, beaucoup d’idées. Bizerte a plein d’atouts, ses richesses halieutiques, ses forêts, un patrimoine matériel et immatériel. La ville se trouve, entre autres dans la partie la plus au nord de l’Afrique, à quelques kilomètres de Cap Angela, le point le plus septentrional du continent. Il y a des atouts majeurs à développer à Bizerte qui fait partie d’un pays où la jeunesse continue à avoir un poids démographique important, qu’il faudrait favoriser et l’enraciner dans le territoire à travers une éducation et une formation culturelle de qualité. Il s’agit d’éviter que le rêve de cette jeunesse soit cantonné au départ vers l’Europe pour vivre et travailler. Car la migration dessert aujourd’hui le développement économique et social des pays du sud. Il faudrait développer un système économique et social qui favorise les jeunes. Un système avec un modèle économique qui permette de mettre en place une plateforme de services, qui reste dans une optimisation des ressources locales et fasse attention aux richesses naturelles tout en visant des marchés globaux. Il faudrait également focaliser sur l’importance de la biodiversité, de l’économie circulaire et de ressources un peu plus partagées.
Comment à votre avis peut-on mieux exploiter ce Palais des Congrès de Bizerte ? Quel programme pour un tel bâtiment ?
– Le bâtiment est réellement magnifique ! On peut le valoriser pour améliorer l’attractivité de la ville. On pourrait imaginer des services de toute autre nature entre ses murs, qui ne font que commencer avec l’événement « Bizerte Smart City ». Il faudrait y donner beaucoup de place à l’éducation et à la culture. On peut en faire un lieu dans lequel on brasse beaucoup plus de mixité au niveau universitaire, des start-up, des arts et de la culture numérique. Il faudrait lui donner plus d’accessibilité et le transformer en un lieu partagé. On pourrait imaginer ici des festivals numériques, de musique électronique, de conférences virtuelles, mélangés à la tradition, à savoir des récits bizertins puisés dans la mémoire collective. Une ruche humaine pourrait naître dans ce Palais des Congrès !
Propos recueillis par Olfa Belhassine
Article paru dans Archibat n°44 – Juillet 2018