Ces dix dernières années, deux phénomènes mondiaux sont venus bouleverser nos certitudes et nos manières de penser les territoires et les villes : l’accélération et l’aggravation des effets du changement climatique et la pandémie du COVID-19. Bien que les pays du sud n’aient rien fait (ou si peu) pour provoquer leurs effets, ils demeurent les plus touchés du fait qu’ils ne disposent pas des mêmes ressources que les pays développés. En Tunisie, notre rapport aux villes et aux territoires doit changer et cette urgence est d’autant plus évidente et cruciale que nous avons accumulé une décennie d’immobilisme et d’absence de visions développementalistes dans tous les secteurs ou presque.
1. Un constat alarmant
Le changement climatique1 a engendré une succession de catastrophes et d’effets négatifs dont les plus nocifs seraient encore à venir :
• des vagues de chaleur plus fréquentes, plus intenses et plus durables ;
• des évènements météorologiques destructeurs plus fréquents ;
• un changement des schémas de maladies humaines et végétales ;
• un changement des modèles agricoles, menaçant la paysannerie et affectant la sécurité alimentaire ;
• de graves interrogations sur la disponibilité et la qualité de l’eau potable.
Les villes dans le monde participent à plus de 60 % à l’émission des gaz à effet de serre et elles sont les premières à souffrir des changements constatés : inondations répétées, érosions et pertes de terres agricoles, assèchement de zones humides, dégâts humains et matériels récurrents, pertes économiques, retraits des traits de côtes pour les sites littoraux, canicules portant atteinte aux personnes vulnérables… La Tunisie est engagée au plan international et national (stratégie et plan national d’adaptation) pour la réduction de ses émissions avec un plan national pour l’intégration des enjeux climatiques dans la planification du développement et l’aménagement du territoire. Cette intégration se décline autant au niveau national que régional et local, avec la mise en place d’un plan dédié à la sécurité alimentaire et une priorité d’adaptation dans le secteur agricole. Les actions et leurs effets relèvent du long terme et nécessitent que les pays signataires tiennent leurs engagements, ce qui est loin d’être acquis.
Quant à la pandémie du COVID-19, en plus du nombre de morts et des séquelles qu’elle laisse sur ceux qui ont été atteints, elle a engendré le blocage de toute vie économique et sociale de continents entiers durant des semaines. Là aussi, les villes sont les premières à accélérer la circulation du virus et les premières à en pâtir. A l’échelle des ménages et des individus, les confinements répétés et les distances sociales se sont heurtés en Tunisie à l’inadaptation des tissus urbains et de l’habitat populaire. Bien que nos villes soient majoritairement « plates » avec une prédominance de l’habitat individuel, il s’est avéré difficile et parfois impossible de respecter les contraintes de distanciation. Pour les hommes, en effet, la privation des lieux sociaux tels que les cafés a été durement ressentie. Les conditions de transport en commun ont rendu illusoire toute précaution d’éloignement. Le secteur informel, principal pourvoyeur d’emplois en milieu urbain, a beaucoup souffert des confinements et autres restrictions sanitaires. Les circuits de l’enseignement ont également été sérieusement touchés pour tous les niveaux.
En substance, pour les impacts sur le milieu urbain et les territoires :
• les logements exigus des populations modestes ne permettent pas de respecter les mesures préventives sanitaires.
• à l’échelle des quartiers, l’absence d’espaces libres aménagés et la répartition déséquilibrée des services publics et des marchés ont imposé des déplacements motorisés, même pour des motifs de première nécessité.
• à l’échelle des villes et des territoires, ce qui est en jeu ce sont l’économie et les relations sociales pénalisées par les décès, les absences, la fermeture des lieux de sociabilité, l’aggravation des disparités socio-spatiales et le « travail » à distance difficile à mettre en pratique pour une économie faiblement numérisée. Les écarts sont plus importants entre populations et régions face aux conséquences de la pandémie. Les grandes villes ont plus souffert de la pandémie que les petites villes et les campagnes.2
• de nouvelles pratiques voient le jour et parmi elles des comportements vertueux d’économie ménagère, de réduction des déplacements « inutiles », de dilution des attroupements sur l’espace public. La perception de l’importance des conditions de logement pour la santé se traduit par le recul de maladies liées à l’hygiène des logements et des personnes.
Avec la conjugaison des deux phénomènes (climat et pandémie), les mouvements migratoires internes et externes sont exacerbés avec leurs lots de souffrances et de disparitions qui touchent les plus démunis (et les plus jeunes). Les inégalités sociales et territoriales sont aggravées de même que les revendications qu’elles génèrent. Les villes deviennent des foyers de contestations face auxquelles les pouvoirs publics n’ont pas de solutions de court ou de moyen termes.
• Dans ces villes, les concentrations de populations pauvres issues des migrations génèrent de la proximité subie et toutes sortes de fléaux sociaux. Les centres des villes et leurs espaces publics sont accaparés par des activités non adaptées. Les femmes et les jeunes sont les premiers à en souffrir.
• A l’intérieur du pays, des territoires entiers se vident de plus en plus vite. Des régions, villes et villages connaissent des taux de croissance négatifs. Le scénario inacceptable de la concentration de tous les Tunisiens sur une bande littorale de 50 kilomètres d’épaisseur est de moins en moins improbable.
2. Un déficit d’attention de la part des autorités
Depuis quelques années, des réflexions et recherches commencent à éclairer sur les changements de modèles à opérer pour la planification des villes et des territoires. Des questions émergent avec récurrence sur les modèles de développement et sur la nécessaire territorialisation des politiques publiques. Qu’il s’agisse des migrations interrégionales et résidentielles entre une ville et sa périphérie, ou du développement endogène des régions déshéritées, il apparaît urgent d’établir des schémas d’aménagements pro actifs inscrits dans une politique de la ville et d’aménagement du territoire. Les questions à résoudre concernent la régulation sociale, les densités résidentielles en milieu urbain, les énergies renouvelables et l’économie verte, la configuration des espaces de proximité dans les villes, le logement du plus grand nombre, sa typologie et son architecture… Bref, c’est un nouveau champ de connaissances et de pratiques qu’il s’agit d’échafauder pour la prise en charge rationnelle des territoires et des villes.
En Tunisie, la préoccupation est d’autant plus cruciale que le pays a accumulé un énorme déficit dans la connaissance et dans les usages de la planification territoriale et urbaine. Il convient de rappeler que le pays subit depuis 2011 une déstabilisation profonde de la vie politique, traduite par une succession rapide de gouvernements, ce qui n’a pas été de nature à favoriser la prise en main efficace des problématiques du changement climatique et de la pandémie du COVID-19 qui requièrent toutes deux une vision et des stratégies de long terme.
Nous continuons ainsi à « fonctionner » avec des schémas territoriaux quasi inutilisés par la puissance publique et avec un urbanisme répartiteur de rente foncière. Les mêmes modèles d’instruments sont préparés par l’administration seule (en dehors de tout processus participatif) pour les régions de l’extrême sud, du Grand Tunis ou d’une région du Nord-Ouest. Pour les villes, les outils et documents sont préparés et mis en œuvre comme si le rôle de l’administration dans ce domaine se limitait à réglementer l’usage des sols, au détriment de toute construction prospective du développement urbain dans l’ensemble de ses dimensions économiques, sociales, environnementales, culturelles et autres. La dynamique de la décentralisation, lancée depuis quelques années, n’a pas arrangé les choses en la matière. Dans le domaine de la planification et de la gestion urbaine, elle s’est construite sur une base de conflits de prérogatives et de compétences sans les moyens matériels et les outils juridiques d’application.
Le résultat de cet immobilisme en est une accélération des contestations sociales dans toutes les régions et des villes où la part du spontané va en croissant, pénalisant durablement toute volonté de renforcer leur attractivité.
3. Quelques pistes liminaires de réflexions et de débats
A l’échelle des villes
1. La population des villes risque de ne plus avoir accès aux produits alimentaires de base : les terres agricoles productives sont en régression rapide du fait de l’urbanisation, de l’érosion et de la montée du niveau de la mer.
2. Le mono-centrisme des grandes villes est préjudiciable, générant des déplacements indus et de trop fortes promiscuités. On est loin des « villes à 15 minutes » dans lesquelles les gens peuvent se rendre à pied ou à vélo dans des petits pôles d’activités denses.
3. Le transport public urbain, doublement pénalisé par la sur fréquentation et les risques qu’il présente pour ses usagers en cas de mesures d’épidémie et d’obligation d’éloignement social.
4. Dans les villes, les schémas et la répartition des modes de déplacement sont aberrants : quartiers peu polyfonctionnels, prolifération de la voiture individuelle, grande faiblesse des modes doux.
5. Les conditions environnementales en milieu urbain sont précaires.
6. Les espaces publics urbains (recours en cas de restriction des déplacements) sont résiduels et souvent inutilisables.
A l’échelle des territoires
7. Les flux actuels de transfert de l’eau sont profondément illogiques, générateurs de gaspillages et de frustrations.
8. Le dessalement de l’eau de mer et l’exploitation des eaux fossiles sont faiblement mis en œuvre, alors qu’avec le changement climatique ce n’est plus une option.
9. Les sources d’énergies renouvelables ne sont quasiment pas exploitées alors que les zones et régions qui en disposent en ont le plus besoin.
10. Rapprocher le service du citoyen en milieu périurbain et en zone rurale peut s’accommoder de services mobiles, bien plus rapides, moins chers à mettre en œuvre et occasionnant moins de risques en cas d’épidémie.
11. L’accès à l’Internet de très haut débit reste très limité et hors de prix pour la majorité des citoyens (et même des PME) alors qu’il constitue le passage obligé vers le télétravail et une formidable opportunité pour les zones rurales et les territoires de l’intérieur du pays. Le désenclavement des territoires c’est des routes et c’est aussi Internet !
A l’échelle du territoire national
12. Nous avons vécu depuis la colonisation sur un schéma de pensée et des tropismes axés sur le littoral. Continuer ainsi serait suicidaire pour la nation. Inverser les flux et les schémas des échanges devrait être le nouveau code de conduite de tout acteur public ou privé.
13. Les schémas actuels de fonctionnement du territoire national sont générateurs d’inégalités : ponctions sur les ressources naturelles, investissements publics et privés, niveaux de desserte en infrastructures…
14. L’eau potable va manquer à plus ou moins brève échéance.
15. Les stratégies et politiques que l’on mettra en œuvre ne produiront des effets que dans des décennies.
16. Les phénomènes décrits et leurs impacts ne sont pas encore bien délimités et d’autres impacts peut-être plus graves ne sont pas encore connus.
17. Tous les secteurs et tous les champs de la connaissance sont touchés. Les réponses devront nécessairement être multidimensionnelles et impliquer l’ensemble du corps social derrière un projet sociétal de survie.
Un débat national doit être conçu et engagé : intersectoriel et intergénérationnel. La réalisation prochaine des études du schéma national d’aménagement du territoire national constitue une opportunité rare à saisir pour organiser ce débat autour d’un projet concret et enrichir les démarches de l’expertise.
Dans l’attente de ce débat et de ses synthèses, chaque secteur et chaque institution devraient être invités à produire une stratégie de préparation aux crises structurelles, sanitaires et naturelles.
Dans le domaine de l’urbanisme et de l’environnement urbain, des actions urgentes pourraient être engagées pour soulager les populations des quartiers populaires, telles que :
L’acquisition du foncier et l’aménagement d’une aire de détente familiale par quartier d’une taille minimale de 5000 m², afin de créer des ilôts de verdure à moins d’un quart d’heure et de disposer d’aires de décongestionnement en cas de catastrophe.
La mise à niveau des quartiers centraux des villes de l’intérieur à mener en parallèle au PRIQH engagé avec l’ARRU sur les quartiers périphériques et au PRCA qui concernera les centres anciens.
Le verdissement généralisé des rues urbaines de 12 m d’emprise et plus.
La plantation généralisée d’arbres le long des rues urbaines de 12 m d’emprise et plus.
La mise en œuvre d’aménagements temporaires et réversibles (voies cyclables, voies piétonnes, élargissement de trottoirs dans les zones d’affluence…) en vue de s’adapter aux besoins nés des restrictions sanitaires.
Il s’agit pour nos édiles d’être à la hauteur de la conjoncture et des évènements. Nous avons raté trop de rendez-vous et d’opportunités de prise en main des espaces de vie de la population. Généralement, les moyens peuvent être disponibilisés dès lors que l’on dispose d’une vision, d’un cheminement pour y parvenir et de dossiers de projets correctement élaborés. L’enjeu est crucial pour le pays et notamment pour ses villes, car jamais, autant qu’aujourd’hui, le pays n’a été en mal d’une politique de la ville et des territoires.
Par Rachid TALEB, Architecte DPLG – Urbaniste expert en aménagement du territoire
Article paru dans Archibat n°53 – décembre 2021