Parmi toutes les villes tunisiennes, Sfax est la plus étudiée. De ce fait la ville et sa région ont été des thèmes majeurs des études académiques et d’aménagement.
Toutefois, ce qui se dégage de l’ensemble de la littérature sur Sfax, c’est cette impression du déjà-vu.
Ainsi, dans l’ensemble, la perte de souffle économique et la faible compétitivité de la ville sont le résultat d’un désengagement de l’acteur public de l’effort de développement de la ville ; où beaucoup d’éléments plaident en faveur de cette orientation (faiblesse des investissements publics, des infrastructures, etc…).
Notre propos ici n’est pas d’établir un diagnostic et des scénarios de développement largement explicités et dans la SDAGS de 1989 et de la SDGS 2003/2006, mais de questionner l’histoire économique, urbaine et sociale de Sfax qui peut représenter une piste intéressante dans la compréhension et la mise en place du future de la ville.
Un foyer territorial « artificiel »
Des siècles durant, Sfax, ville tournée vers la mer, n’avait pas un foyer territorial où l’emprise de la ville se limite à un rayon d’une dizaine de km. La plaine était un espace de transhumance et de vie bédouine dont la capitale était Jebeniana érigée en Caïdat au même niveau que Sfax.
Alors que Gabès porte du désert faisait écran entre Sfax et le Sud, Sousse se présente comme capitale du sahel, Gafsa la ville du bled Hmamma, Sfax n’avait pas un territoire régional propre.
L’élargissement du foyer territorial remonte à la période coloniale avec mise en valeur oléicole de la plaine, l’exploitation des phosphates, la création du port et la ligne du chemin de fer Sfax-Gafsa (bassin phosphatier). Tout cela dans le cadre d’une économie de prélèvement.
Ainsi, la région créée n’était pas le fruit d’une longue histoire de synergie entre la ville et son espace.
L’économie de prélèvement et l’association sfaxienne a l’œuvre coloniale ont engendré aussi des tensions latentes, où la mise en valeur de la plaine a marginalisé l’arrière-pays, appelé Jean Depois puis après lui M. Fakhfakh : la colonisation franco-sfaxienne de la plaine.
Sfax : une métropole « isolée » géographiquement
Séparée du Sud comme du Sahel par des discontinuités et des vides urbains ; la ville paraît isolée où sur un rayon de plus de 60 km aucun centre ne dépasse 15 000 habitants. Reflet d’une faiblesse problématique de l’arrière-pays et dont la ville est en partie responsable.
En position intermédiaire entre un Sahel de villes et un Sud attiré par d’autres centres, Sfax souffrait depuis longtemps du phénomène de court-circuitage inhérent à la centralisation poussée et à la macrocéphalie de Tunis.
Cependant et en tant que deuxième centre urbain du pays, Sfax a toujours revendiqué le rôle de ville régionale, voire de métropole. Toutefois, des obstacles endogènes (liés à la ville) et exogènes (liés à la politique de l’Etat) ont fait que Sfax n’a pas pu remplir ce rôle.
Les problématiques d’aménagement
Plusieurs niveaux enchevêtrés sont à distinguer :
− Un niveau urbain local dans l’objectif de réformer et restructurer l’espace et les territoires de la métropole.
− Un niveau sous régional et ce à travers une restructuration des territoires pertinents de Sfax (l’arrière-pays immédiat qui se confond plus ou moins avec les limites de son gouvernorat).
− Un niveau régional à travers une capacité de négociation avec les zones qui peuvent former « la région économique » dans l’optique d’une régionalisation en devenir.
− Un niveau national qui permet à Sfax d’occuper sa place de relais de la capitale dans un système qu’on espère « décentralisé ».
− Et un niveau international, affiché déjà dans la SDGS qui préconise une métropole méditerranéenne compétitive et durable ».
On se limitera aux niveaux local et régional.
Le niveau local : Des dysfonctionnements structurels
Sfax donne l’image d’une ville qui a cumulé les retards : des retards d’aménagement, un étalement démesuré et une absence de maîtrise foncière. Elle se caractérise par une expansion urbaine effrénée avec une superficie qui est passée de 2000 ha en 1967 à 15000 en 1989 et à 22000 ha en 2000. Alors que la population n’a même pas doublé entre 1975 et 2004, la superficie a été multipliée par 3. Les densités habitantes sont très faibles avec 8 à 46 habitants/ha. Cette faiblesse génère un gaspillage foncier avec une poussée de la périurbanisation. En 2004, les espaces urbanisés extra communaux s’étendent sur le 1/3 de la superficie de l’agglomération ce qui correspond à environ 6000 ha.
Une ville sous équipée mais qui polarise une grande partie du Sud et du Centre Ouest du pays
Le sous équipement de la ville est notoire. Il est lié en partie à l’étalement urbain (assainissement, réseau routier), mais aussi au manque de dynamisme économique avec un aéroport en stand bye qui fonctionne au 1/20 de sa capacité et un port sous dimensionné. L’essoufflement économique est attesté par différents indicateurs économiques. Dont on peut citer une faible compétitivité tant à l’échelle nationale qu’internationale, des atteintes problématiques à l’environnement : un littoral dépotoir et une ville coupée de la mer par les implantations industrielles.
Un aménagement urbain basé sur une logique de transfert
L’aménagement urbain s’est toujours basé sur une logique de transfert des activités dites polluantes. Autrement dit dans cette logique, la ville incapable de trouver des solutions à ses problèmes, fait supporter les « coûts négatifs » de sa croissance à son arrière-pays qui se transforme en un vaste dépotoir des activités.
− Transfert des huileries (PDU1977, cimetière, savonneries…
− SDAGS : transfert des bassins de margine, etc…transfert de l’ancienne NPK à la Skhira, de la décharge publique, etc…
− Projet de transfert gare, port…
− Problème de la décharge publique bloquée après la révolution, etc…
Un aménagement régional problématique
Une dépression urbaine et une atonie des petites villes de l’arrière-pays :
démographique, fonctionnelle, incapables d’épauler « la métropole »
qui continue de concentrer les activités même banales: industrie, services.
L’écart entre la ville et son arrière-pays à travers l’IDR est problématique. La discontinuité sociale entre la ville et la campagne est notoire. Jusqu’à la fin du 19ème siècle, la ville de Sfax était déconnectée de son arrière-pays et tournée vers la mer.
A ces problèmes endogènes, s’ajoute une politique centralisatrice des pouvoirs publics qui ne tolère guère l’apparition d’une soi-disant capitale du Sud ou du Nord.
L’analyse en termes d’aire urbaine verra Sfax céder sa place au sahel de Sousse
Depuis 1830, Sfax a devancé Kairouan et a occupé le deuxième rang dans la hiérarchie urbaine derrière Tunis. L’agglomération actuelle de Tunis englobera en 2030 les agglomérations de Hammam-Lif et de Mhammadiya et Fouchana portant la population totale à 2.8 millions d’habitants. L’agglomération de Sousse accèdera au deuxième rang, sa population passant de 476 000 à 571 000 habitants entre 2010 et 2020, puis à 804 000 en 2030. Tandis que l’agglomération de Sfax ne dépassera pas les 664 000 habitants en 2030.
Sfax dans le nouveau découpage régional
Le livre Blanc a proposé un nouveau découpage régional basé sur la logique des « entités hétérogènes ».
Sur la base d’une matrice des flux d’émigration, Sfax formera une région économique avec Mahdia, Sidi Bouzid et Gafsa.
Ce découpage nécessite toutefois des réajustements au niveau de rattachement des secteurs mais posera de nouveaux défis :
• La régionalisation et la décentralisation sont des phénomènes nouveaux difficilement acceptables.
• La répartition des fonctions régionales nécessitent des négociations entre les différentes villes, à défaut on revient à la polarisation : un conseil régional à SDBZ est il envisageable, un rectorat d’université à Mahdia, etc…
• Une politique publique qui ne court circuite pas la région ; l’exemple est fourni aujourd’hui par le projet d’autoroute Gafsa-Tunis.
Par Ali BENNASR, Professeur de géographie, Chef du Département Urbanisme à la Faculté des Lettres de Sfax
Article paru dans Archibat tiré à part Sfax à l’horizon 2050 – Juin 2016