Destiné aux femmes victimes de violences de genre, de discriminations multiformes et d’exclusion économique et sociale, le Centre Beity (Ma Maison) a ouvert ses portes en 2016 dans la médina de Tunis. Notre reportage sur un lieu où les femmes croisent solidarité, empathie et partage
Centre d’accueil et d’hébergement des femmes victimes de violences et de précarité, Beity (Ma Maison) est nichée dans une minuscule ruelle de la médina, à la lisière des souks et à quelques mètres du centre-ville de Tunis. Aucune inscription indiquant la vocation des lieux ne s’affiche sur cette ancienne école primaire, naguère délabrée et aujourd’hui réhabilitée pour venir en aide à des existences menaçant ruine. Un anonymat en guise de protection contre des maris ou des compagnons violents, une famille aux aguets et une société peu amène à l’égard de toutes ces femmes soit en situation d’urgence, soit ayant parfois choisi un modèle de conduite « hors norme ».
« Malgré toutes nos mesures de sécurité, les commerçants du coin jouent aux délateurs. Ils sont comme dérangés par notre accueil de toutes ces figures de la marginalité féminine », confie Wafa Fraous, la directrice du Centre depuis son ouverture en décembre 2016.
Un contenant pour les destins fragiles
L’initiative d’origine est l’enfant du foisonnement associatif et de l’ouverture des chantiers du possible de l’après 14 janvier 2011. C’est alors que nait quelques mois après la révolution tunisienne l’ONG Beity créée par la juriste, féministe et militante des droits humains, Sana Ben Achour.
Le projet que la juriste conçoit sur la base d’études exploratoires et de consultations de plusieurs de ses ami(e)s bénéficie de l’aval du ministère des Affaires Sociales qui met à sa disposition le lieu, une vieille école en désaffection, moyennant sa reconversion en projet social. Répondant à un vrai besoin, l’appui financier n’a pas tardé, notamment de la part des pays nordique : la Suède, la Norvège, le Danemark et la Finlande. L’UNFPA et l’Association de Sauvegarde de la médina fournissent un soutien technique et logistique. L’Agence de coopération espagnole (l’AECID) offre un appui à son équipement et sa fonctionnalité. Et Avocats sans frontières, ainsi que d’autres organisations nationales et internationales poursuivent un partenariat avec un projet, qui a su prouver très vite à quel point il était utile à la ville et à tous les destins fragiles que la cité et la société peuvent engendrer.
« J’ai rêvé d’un centre d’hébergement des femmes en détresse en milieu urbain historique, dont la charge patrimoniale, le tissu social et la fonction urbaine au sein de l’agglomération, en font un haut lieu de métissage, d’identification, de socialisation et paradoxalement d’acceptation de l’autre », se souvient aujourd’hui Sana Ben Achour, présidente de l’Association Beity.
Quatre types d’hébergement
Une grande cour plantée d’un pied de jasmin en fleurs sert de lieu de spectacle, de rencontres culturelles de tous genres et même en 2019 d’un défilé de robes dessinées par les résidentes, dix chambres bien éclairées entourent le patio sur deux étages, un réfectoire donnant sur la cour… le refuge offre des conditions de vie dignes. Immaculés de propreté apparaissent les cuisines, les pièces à vivre, la salle de jeux pour les enfants, les espaces d’accueil.
Dans la salle de formation, nous rencontrons Amel*, une Tunisienne, qui réside au Centre depuis novembre 2020 en compagnie de Sally*, une immigrante subsaharienne, toutes les deux en pleine conversation.
Contrairement aux premières années, où Beity recevait jusqu’à 30 personnes en même temps, 12 femmes seulement vivent actuellement ici. Une jauge réduite pour les raisons inhérentes à la Covid-19.
Wafa Fraous décrit les quatre types d’hébergement qu’offre Beity : « Tout d’abord l’hébergement d’urgence touche en particulier les femmes victimes de violences conjugales et leurs enfants. Ensuite, le transit est destiné surtout aux immigrantes. La stabilisation psychologique intéresse les jeunes femmes en situation de détresse psychologique ayant besoin d’un suivi adapté. Enfin l’insertion socio-économique incarne un coup de pouce à des femmes à la recherche d’un projet de vie, à qui nous donnons une formation en vue de les autonomiser économiquement. L’accueil des femmes dans les murs du Centre peut durer entre un jour et plus d’une année. Ainsi, il faut du temps pour dépasser des traumatismes liées aux violences : un mariage forcé, des violences sexuelles, un viol, une campagne de harcèlement et de chantage électroniques ».
Elles sont divorcées, mères célibataires, épouses fuyant un foyer devenu un enfer de violences, immigrantes, pauvres et sans abri, lesbiennes rejetées par leurs familles, étudiantes sans ressources… Des itinéraires de vie tous accidentés.
« Le Centre est pour elles un espace contenant et un possible tremplin vers un avenir plus sûr », souligne Wafa Fraous.
« Il faut du temps pour dépasser des traumatismes liées aux violences : un mariage forcé, des violences sexuelles, un viol, une campagne de harcèlement et de chantage électroniques. »
L’année 2020, année du déclenchement de la crise sanitaire, a enregistré un pic d’affluence vers Beity avec 206 femmes.
Une psychologue et des médecins fréquentent régulièrement les lieux. Des artistes, des créateurs, des coachs et des avocats aussi. Car ici on croit à l’efficacité d’une stratégie de soutien multiforme, celle-là susceptible de prodiguer aux femmes une image valorisante de soi. Pour monter ses divers programmes, l’Association Beity compte essentiellement sur le soutien des réseaux de la société civile. Notamment face à la persistance du déficit institutionnel quant à la prise en charge des femmes en situation de vulnérabilité.
Auxiliaires de vie : une filière porteuse
Beity assure trois formations professionnelles. La première a été mise en place en 2018 dans le cadre du projet Beyt-Sawa, initiative appuyée par la fondation suisse Drosos. Il s’agit d’une formation au métier d’auxiliaire sociale de vie de six mois de cours théoriques et pratiques avec quatre mois de stages dans différents établissements publics hospitaliers avec lesquels l’ONG a conclu des conventions. Les deux autres formations ont été lancées en 2021, dans le nouveau tiers lieu de Beity baptisé Bahja (Joie) pour le bien-être des femmes et la promotion de leurs droits. Il s’agit de formations aux métiers des soins du corps, de l’esthétique, de la coiffure comme celui de la couture et de la création artisanale.
« Le taux d’employabilité de nos auxiliaires de vie, qui interviennent auprès des familles, des enfants, des handicapés et des personnes âgées atteint les 80%. Une fois leur diplôme en main, nous suivons les auxiliaires de vie dans leur insertion socio-professionnelle. D’autre part l’Association Beity se charge du contrat. Il s’agit d’ailleurs d’un contrat tripartite entre l’employé, l’employeur et l’Association », affirme Hela Trifi, responsable de la formation.
Amel, rencontrée à la salle de formation, vit ici depuis une année maintenant. C’est une mère célibataire de 38 ans. Battante et déterminée, elle assume pleinement un statut stigmatisé et disqualifié socialement car en transgression par rapport au modèle de la famille conjugale, proclamée cellule de base dans la Constitution de 2014. Amel est en train de suivre des cours de couture et semble très heureuse de la machine à coudre que vient de lui procurer une association, amie de Beity. Les travaux qu’elle fait pour une ONG, qui produit des pièces inspirées de l’artisanat local dans le cadre d’un projet de commerce équitable lui prodiguent de précieuses ressources pour sa vie d’après le Centre.
Elle raconte son histoire : « La crise de la Covid a été fatale pour mon bébé et moi. En mars 2020, l’usine où je travaillais a fermé ses portes. Seule, sans famille aucune, j’étais dans une situation extrême. Je me suis mise à fabriquer des couches à base de torchons pour ma petite fille. En désespoir de cause et totalement désorientée, je me suis trouvée dans le bureau de la déléguée de l’enfance. C’est elle qui m’a envoyée à Beity. Par chance une place se libérait dans les jours qui venaient. Je l’ai occupée ne rencontrant ici qu’empathie, amour et respect. Pleine d’espoir dans l’avenir, je rêve d’une vie en rose pour mon bébé et moi dans une petite maison, que je décorerais à mon gout », témoigne Amel, les yeux brillant des songes de lendemains meilleurs.
« Je cours, je passe, merci, merci… »
Wafa Fraous évoque tous ces itinéraires de femmes subsahariennes passées par le centre, qui ont connu des situations ressemblant en tous points à de l’esclavage. A l’origine, elles ont recouru aux services d’intermédiaires africains et tunisiens pour s’inscrire dans des facultés privées à Tunis. Arrivées ici, victimes de réseaux d’arnaqueurs et de trafiquants d’êtres humains, elles se transforment en bonnes à tout faire, obligées de travailler gratuitement du petit matin jusque tard dans la soirée. Car entre temps l’intermédiaire tunisien aura empoché à l’avance huit mois du salaire de la jeune femme et disparu dans la nature. Fuyant l’enfer de la traite et de la servitude, beaucoup de ces Africaines viennent se réfugier au Centre, qui leur procure un conseil judiciaire et les aide à se reconstruire et à retourner dans leur pays si elles le désirent.
Sana Ben Achour se rappelle d’une histoire qui l’a particulièrement marquée. Celle d’une jeune tunisienne, vivant à l’étranger avec son mari et ses deux enfants. Rentrée de force en vacances en Tunisie, elle est séquestrée par son époux, homme violent et expulsé du pays hôte, qui lui confisque ses documents de voyage. Il l’empêche de retourner vivre en Europe, alors qu’elle y a trouvé un emploi stable après des années d’efforts et d’apprentissage. Avec la complicité des enfants, elle finit par fuir le foyer conjugal et le domaine de la tribu familiale qui la surveille pour se réfugier à Beity.
« Nous avons connu la course contre la montre pour actualiser les passeports, établir les laissez-passer, réserver les billets d’avion, s’assurer de l’absence de procédures judiciaires d’interdiction de quitter le territoire, entrer en contact avec les instances nationales, les directions du ministère de l’Intérieur et de la police des frontières. Le jour du départ, l’attente fut interminable. Les bruits de sa course folle pour rattraper l’avion après les longs et fastidieux contrôles de police et de la douane, les cris d’encouragements des agents de l’air et des voyageurs, sa voix haletante au téléphone « je passe », « je cours », « j’y suis », « merci, merci » résonneront à jamais à mes oreilles ! », se souvient encore la voix tremblante d’émotion la présidente de Beity.
Texte : Olfa Belhassine