L’architecte tunisienne Sarra Kasri, s’est distinguée par l’obtention en France, du prix Spécial du Prix de la thèse sur la Ville 2022. Organisé par le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA) : Ministère de la Transition Ecologique, Ministère de la Cohésion des Territoires et des relations avec les Collectivités Territoriales, l’Association pour la Promotion de l’Enseignement et de la Recherche en Aménagement Urbanisme (APERAU) et l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts, le Prix de thèse sur la ville a pour objet de récompenser les meilleures thèses de doctorat soutenues en France ou à l’étranger, rédigées en langue française, et traitant de la ville avec une réflexion sur l’action et (ou) vers l’action opérationnelle. Actuellement, Sarra Kasri est enseignante à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Belleville au Diplôme de Spécialisation et d’Approfondissement en architecture (DSA) «Architecture et Risques Majeurs». Elle encadre des architectes se spécialisant dans la gestion des risques. De plus, Sarra Kasri est chargée de projet « Build Back Better » à l’Association Française pour la Prévention des Risques de Catastrophes Naturelles et Technologiques (AFPCNT). Sa mission consiste à promouvoir à l’échelle nationale française, la 4ème priorité du cadre de Sendai (UNDRR), en participant au lancement d’une dynamique « Build Back Better » et à la construction du cadre référentiel national du » (re) construire mieux » et un annuaire des acteurs et des bonnes pratiques « Build Back Better ».
Dans cet article, Sarra Kasri nous présente un résumé de sa thèse.
La gestion des catastrophes d’origine naturelle constitue une problématique universelle qui concerne toute l’échelle planétaire de par la répartition géographique des événements dommageables mais aussi de par les effets en cascades des conséquences de ces désastres sur l’économie des territoires liés à leur interconnexion ainsi qu’à la globalisation. Ce constat a induit la prise en charge de cette thématique à l’échelle internationale considérée comme sujet apolitique à travers la Décennie Internationale pour la Prévention des Catastrophes Naturelles (DIPCN) de 1990-1999 proclamée par L’Organisation des Nations Unies, avec un ancrage scientifique essentiellement centré sur l’aléa considérant la perturbation extérieure aux territoires. Tout au long des années 2000, avec la rencontre féconde des réflexions de sciences sociales, la prise en compte des catastrophes naturelles a dépassé cette construction aléa centrée pour glisser vers une approche focalisée sur la construction sociale des catastrophes. Désormais, le développement des territoires est lui-même considéré comme l’incubateur des catastrophes qui peuvent advenir. À partir de ces débats s’enclenche un changement de paradigme qui oriente les réflexions non plus vers la gestion des crises et des catastrophes mais plutôt vers celle des risques. Le présent travail de thèse s’inscrit dans le sillage de ce renouvellement de problématique. Il est donc le produit d’un décalage conceptuel qui énonce la problématique de la gestion des catastrophes par le biais de la compréhension des risques extensifs, en bien documentant les vulnérabilités à travers l’évolution des constructions des territoires et les hybridations de leurs architectures.
Le questionnement apparaît dès lors en ces termes :
Dans quelle mesure l’architecture considérée comme une manifestation du territoire urbain, joue-t-elle le rôle de marqueur de risque? Et quelles sont les logiques d’expression du risque ?
Ce travail de thèse s’inscrit dans le changement de niveau de lecture et de conception de l’Histoire opéré par Fernand Braudel. Ainsi, définie comme un dépassement de l’évènement, l’Histoire se structure à travers des rythmes beaucoup plus profonds, des rythmes lourds ; c’est l’Histoire de la longue durée. A travers « la trajectoire morphologique du territoire urbain », une approche matricielle est proposée. Elle sert de base à la compréhension de ce qui seront définies comme « des situations de risque » par le biais « des trajectoires de l’architecture ». En effet, dépassant ainsi les approches gestionnaires et en s’inscrivant dans le nouveau courant du paradigme du risque endogène, ce travail de thèse cherche à développer une réflexion plus large sur les territoires urbains. Il vise à mettre en évidence les processus générateurs de risque illustrés par le prisme des temporalités urbaines et saisis par l’une de ses dimensions : l’architecture.
Dans la mesure où les logiques d’expression du risque se retrouvent dans les différentes dimensions de l’architecture, à savoir sa matérialité, son habiter, ses normes et sa contextualisation. L’architecture en tant que matérialité habitée et signifiante informe et archive l’histoire du risque, elle oriente son devenir. Ainsi, en réponse à un premier niveau d’interrogations, le présent travail considère que l’architecture permet de saisir le risque dans sa multi-dimensionnalité à condition de creuser les profondeurs temporelles du territoire.
En effet, cristallisant des épaisseurs spatio-temporelles à caractère dynamique, l’architecture sera considérée comme un processus de stabilisation d’une matérialité habitée et signifiante ancrée dans des réseaux sociotechniques. Et c’est à travers la mouvance de ses strates historiques et de l’hybridations de certaines dimensions de l’architecture que des situations de risque peuvent émerger et d’autres peuvent se résorber. L’argumentaire de cette thèse discute cette hypothèse en mobilisant essentiellement une approche historique, un ancrage dans la théorie de l’architecture en faisant un détour par la sociologie de la traduction. Ainsi, tout en s’inscrivant dans les trois tensions dialectiques des couples culture / nature, technique / social, universel / local de la théorie de l’architecture ; notre matrice questionne la dynamique des traductions dont fait l’objet l’architecture.
L’objectif est alors une caractérisation de l’architecture en mouvement qui a la capacité de saisir la propriété instable et les dimensions volatiles du risque.
Par conséquent, l’architecture est considérée comme faisant partie d’une chaîne à plusieurs niveaux d’interactions et de traduction. De la sorte, la narration de la trajectoire d’une architecture porte à la fois sur les profondeurs historiques de sa fabrication, de sa technique et de son usage, mais aussi sur la chaîne de traductions dont elle est l’objet tout au long de sa carrière. Celle-ci est définie comme un acte cognitif de mise en relation des différentes dimensions qui composent l’architecture, mais aussi d’une mise en évidence des négociations, consensus et controverses qui participent à sa fabrication. L’objectif étant une caractérisation de l’architecture ayant la capacité de saisir sa flexibilité. L’architecture en mouvement tel un vol d’un héron (voir illustration).
Deux niveaux de lecture correspondent aux deux grandes parties de la thèse.
La première partie présente le modèle d’analyse théorique qui structure l’argumentaire de la thèse. Du fait de la nature globale de l’objet de recherche, le champ scientifique dans lequel il s’inscrit est hybride. Ainsi, pour argumenter cette réflexion, le cadre théorique est pluridisciplinaire, il puise ses références dans l’histoire, la sociologie urbaine, la géographie, l’anthropologie, l’architecture et l’ingénierie.
L’argumentaire propose une caractérisation du continuum risque.
A travers une revue historique, d’une part des approches gestionnaires et d’autre part des approches scientifiques en nous situant à l’interface de la technique et du social, cinq doctrines de la gestion des risques sont proposées : la Divination, la Prudence, la Prévoyance, la Prévention et enfin, la Précaution et la Résilience.
La deuxième partie de la thèse visera à appliquer la matrice théorique à un corpus d’étude tunisois. Cette analyse permettra de caractériser des configurations « architecturales » et spatiales des risques propres au territoire étudié.
Tunis : un rapport paradoxal aux risques
Le centre ancien de Tunis constitue le support à l’approche empirique. Du fait de son implantation géographique, de sa configuration géomorphologique et de son histoire, le centre historique de Tunis est vulnérable sans pourtant avoir connu d’évènements catastrophiques récents. Cet état de fait produit un rapport paradoxal aux risques, révélant une situation indéterminée, non qualifiée, voire même non perçue des risques.
La catastrophe met à l’épreuve des logiques organisationnelles et gestionnaires solidifiées par le temps. Dès lors, comment construire une enquête de terrain sur les risques en l’absence de catastrophes récentes ?
L’analyse repose sur l’étude de trois typologies architecturales représentatives de l’histoire de Tunis: une maison traditionnelle, un immeuble européen et une habitation spontanée. Elles permettent d’identifier trois niveaux de compréhension des dynamiques de la production des risques en liaison avec des conjonctures scientifiques, économiques, sociales voire même écologiques: 1/ la cristallisation des risques par l’hybridation technique à travers des attachements risqués, 2/ l’amplification des risques par l’hybridation des usages et des normes, 3/ la fluctuation des situations du risque à travers son caractère récalcitrant.
En s’inscrivant dans le prolongement du paradigme des risques extensifs, la thèse met en évidence les processus générateurs des catastrophes à travers le prisme des temporalités urbaines et des hybridations architecturales. Elle révèle l’importance de documenter les systèmes des croyances et des connaissances de chaque territoire. La perte de la mémoire des catastrophes naturelles, ajoutée à la déperdition et l’aliénation des connaissances au sujet des aléas, des normes sociales, des matérialités architecturales et des modes d’habiter sont les moteurs déclencheurs des situations de risques. Au final, cette thèse propose la construction d’un savoir architectural des risques basé sur une logique indicielle, qui s’inscrit dans une restitution des savoirs historiques conjoncturaux réactivés par les retours d’expérience d’autres territoires avec une présence active des risques (ex : Grèce, Turquie…).
Illustration : La Minoterie à Tunis. La maison Hennebique évoque l’incident de Tunis à de nombreuse reprise dans Le béton armé entre 1906 et 1934 (1906, n°98 ; n°100 ; INH 1907 n°109 ; 1909, n°131- 1921, n°1 ; 1926 n°216 ; 1934, n°320) - Sources : La construction moderne, 1906, n°39 : 616-617
La conclusion de la thèse reprend les points marquants de la démonstration dans une réflexion expérimentale, afin d’interroger la mise en œuvre des pratiques architecturales sous le prisme des risques. Elle revient sur des notions telles que les connaissances, les compétences, l’expertise, la responsabilité, l’expérimentation dans un contexte incertain et le droit à l’innovation. Ces notions questionnent les postures des pratiques architecturales par rapport aux normes et aux textes de lois : droit coutumier, droit relatif, droit à la propriété, expertise situationnelle du juge, absence et transfert de normes.
Texte : Sarra Kasri
Article paru dans Archibat n°55 – Septembre 2022