La Tunisie affichait, au lendemain de l’indépendance, l’objectif d’assurer un encadrement territorial par les villes moyennes, soit indirectement, en accompagnant le développement touristique et industriel, soit directement en développant les fonctions administratives des villes moyennes. Si cette politique a su rendre particulièrement attractives les villes moyennes, mieux équipées que les petites villes, ces efforts n’ont cependant pas permis d’enrayer le renforcement du processus de littoralisation et de concentration des activités dans la zone Nord-Est de la Tunisie.
En effet, et malgré les efforts fournis, notre pays reste marqué, sur le plan territorial, par un clivage spatial fort entre littoral et intérieur, par des déséquilibres régionaux, par le manque de cadre de concertation, par l’absence des procédures de contractualisation et de montage financier participatif, des moyens d’aide à la décision et par la faiblesse de formation aux méthodes de diagnostic et de la prospective urbaine et territoriale. Depuis l’approbation de la constitution en 2014, le débat sur la régionalisation est devenu d’actualité, pour rappeler les problèmes liés à la centralisation exagérée et la nécessité de promouvoir une gouvernance locale et une démocratie participative. Les contraintes, les disparités géographiques et les écarts de développements entre les régions sont tels, que certains s’interrogent sur la capacité de notre planification urbaine et territoriale à se «régionaliser ».
Règlementation et régionalisation
Le premier document de planification économique et sociale, appelé « Perspectives décennales de développement », a été élaboré en 1961. Entre 1956 et 1959, le nombre de communes est passé de 75 à 112. Cependant, la multiplication des collectivités locales et l’amélioration des services administratifs et d’équipement n’ont pas contribué à réduire sensiblement les disparités régionales. En 1979, le pays se dote d’un code de l’urbanisme, en 1985 le premier schéma national d’aménagement du territoire est élaboré. A partir de 1987, Le gouvernement a opté pour une politique franche d’ouverture économique et d’intégration mondiale. Les objectifs majeurs de la décentralisation, portent sur un développement régional équilibré. Cependant, la décentralisation demeure un processus très encadré. La dépendance des collectivités locales vis-à-vis de l’administration centrale n’est pas seulement juridique, elle est aussi financière.
Les années 90 voient se succéder des plans d’ajustement structurel qui insistent sur la compétitivité et l’attractivité, notamment des villes, dans un contexte de mondialisation et de désengagement de l’Etat. En adoptant une logique fondée sur les idées d’efficacité des villes, la stratégie tunisienne des années 1990 préconise une logique de métropolisation favorisant encore une fois les grandes villes côtières.
Au cours des dernières décennies, une politique de développement pour la réduction des disparités régionales a été mise en place, et a connu différentes phases et orientations. Les premiers programmes sont surtout axés sur le développement rural et industriel. En 1993, un volet «développement urbain » est créé au profit des quartiers défavorisés des métropoles tunisiennes, qui se caractérisent par un taux de chômage élevé et des conditions de vie difficiles. La même année un comité interministériel pour l’aménagement du territoire est crée suivi par le Code de l’Aménagement du territoire et de l’Urbanisme promulgué en 1994. Ces évolutions vont contribuer à la transformation des modèles de gouvernance urbaine et territoriale, à travers des efforts d’implication des communes et une logique de partenariat avec le secteur privé. Le deuxième schéma directeur d’aménagement du territoire national est réalisé en 1997.
Dans l’objectif d’enrayer les déséquilibres territoriaux, une politique de développement régional est mise en œuvre et a permis la mise en place d’une régionalisation administrative. Ainsi, le Programme de Développement Rural Intégré de la période 1994-2002 est initié avec une approche plus intégrée et plus participative, amorcée à travers la création de conseils à différents niveaux : conseil régional de développement au niveau du gouvernorat, conseil rural au niveau du secteur et conseil local de développement au niveau de la délégation, et ce afin d’identifier les besoins des régions.
Toutefois, le phénomène de métropolisation qui se caractérise par le dynamisme et l’attractivité des régions littorales et par conséquent des trois pôles urbains principaux que sont Tunis, Sfax et Sousse, s’est accentué et a contribué au maintien d’une ligne de fracture entre littoral et intérieur.
Mondialisation et régionalisation
La régionalisation est la tendance à transférer progressivement au niveau régional ,décentralisé ou déconcentré, l’essentiel des compétences en matière d’aménagement du territoire et de planification. Aujourd’hui, dans un contexte de mondialisation, on assiste à un glissement de référentiel et des principes de l’équilibre spatial et du développement régional recherchés après l’indépendance du pays, vers celui de la compétitivité des villes et des régions. Et on se retrouve alors, en présence d’une recomposition du territoire obéissant à des logiques nouvelles, celles du libéralisme et de la mondialisation, engendrant ainsi des inégalités économiques et sociales, mais aussi territoriales, dans la mesure où les territoires bénéficient d’avantages compétitifs divergents. La compétitivité territoriale devient un enjeu clé pour les politiques régionales de développement puisque le territoire est une échelle pertinente pour des solutions adaptées au défi de la mondialisation. Les territoires se trouvent donc en concurrence pour attirer des sources de compétitivité qui génère de la valeur, tant en termes d’investissements que de ressources humaines. L’intégration des territoires locaux dans la dynamique de la mondialisation, est un des facteurs de la compétitivité des territoires à côté de la qualité environnementale des villes, des processus de production, de vie, de l’innovation technologique, et de l’utilisation efficace des ressources locales.
Il est à souligner l’ambiguïté posée entre métropolisation et développement régional, puisque l’intérêt national exige que l’on favorise les villes les mieux situées pour faire face à la concurrence internationale. Un « développement sélectif et différencié » semble privilégié, ce qui met en cause le concept de développement régional, et donne une idée sur les hésitations et les analyses ambivalentes sur ce sujet. Etant donné que la vision du développement régional se focalise sur l’intégration des régions et le renforcement de leur complémentarité, l’élargissement de leurs compétences, notamment dans l’identification des projets à caractère régional, la consolidation des ressources financières propres des conseils régionaux, la mise en place d’un système pour stimuler le développement des gouvernorats et l’économie régionale. Il convient, dans ce sens, de promouvoir le partenariat entre le public et le privé et de renforcer les approches participatives permettant d’impulser le développement régional.
La régionalisation de la planification urbaine
La régionalisation de la planification territoriale urbaine pose l’exigence d’une transformation en profondeur des aptitudes publiques. Elle passe, en particulier, par une politique de déconcentration et de décentralisation visant à conférer aux structures décentralisées et aux autorités élues des pouvoirs étendus de planification et d’aménagement de leur territoire. La régionalisation exige des formes d’action publique diversifiées basées sur la territorialisation, la contractualisation et la transversalité. Elle exige également des modes souples de planification capables de rendre compte de la diversité des problématiques rencontrées, de s’adapter aux évolutions sur le terrain, et de fédérer dans une vision partagées l’ensemble des acteurs du développement. Elle nécessite la mise en place d’outils permettant l’articulation des échelles spatiales et temporelles complémentaires, la diversification des problématiques traitées et l’élargissement du cercle des acteurs participant à l’élaboration des scénarios prospectifs de développement urbain. Elle doit rassembler autant les acteurs professionnels pluridisciplinaires, que les décideurs, les investisseurs potentiels, les élus, les gestionnaires et la société civile. Il s’agit d’une démarche compliquée, et qui pose la question du manque de cadre de concertation, d’absence des procédures de contractualisation et de montage financier participatif, des moyens d’aide à la décision et de la faiblesse de formation aux méthodes de diagnostic et de la prospective urbaine et territoriale.
La réflexion en termes de système de villes est presque inexistante, dans notre pays, ce qui a pour corolaire un manque d’efficacité des différents systèmes de planification de l’espace. Il convient de privilégier les approches permettant de traiter les problématiques fondamentales et structurelles liés au transport, à la communication, au développement d’investissement, à l’optimisation des réseaux et de l’infrastructure, à la mutualisation des services entre les villes…… La logique encore dominante de villes administrées au travers de politiques sectorielles et centralisées doit laisser la place à des politiques intersectorielles qui se territorialisent et s’organisent autour du fait local et régional.
Il est important , aussi de réaliser que la politique territoriale n’est pas la simple somme de la planification spatiale et des politiques régionales, de développement des villes, mais qu’elle couvre, dans un mode transversal, l’ensemble des actions qui peuvent être menées au niveau de l’état central et des autorités locales pour promouvoir la croissance de l’ensemble des territoires. La politique territoriale aide à compenser les inégalités qui résultent des politiques macroéconomiques ou structurelles et sectorielles en ajoutant une dimension spécifique qui est celle de la synthèse des aspects économiques, sociaux et environnementaux des politiques intersectorielles. Elle permet surtout de mettre en valeur des initiatives sectorielles, économiques, sociales et environnementales, par un partenariat public- privé sur la stratégie et la mise en œuvre du développement territorial.
Aujourd’hui, face aux déséquilibres territoriaux qui pénalisent la croissance et la création d’emploi, il y a lieu de faire évoluer le mode de gouvernance. Le modèle actuel d’organisation et de planification centralisé du territoire et de l’espace se trouve en incapacité d’assurer un meilleur équilibre territorial, de réguler la croissance urbaine, de conduire et d’impulser des démarches stratégiques partagées et différenciées aux différents niveaux de l’action publique. La politique territoriale doit être comprise, ici, comme le troisième pilier du développement au côté des politiques macroéconomiques et des politiques sectorielles, elle permet de mener des actions transversales qui mettraient en avant les défis communs, et de valoriser les complémentarités. Elle a pour objet de donner à l’ensemble des acteurs (élus, entreprises, associations, habitants…) la possibilité de se doter collectivement d’un projet stratégique de développement. Et offrir ainsi, la possibilité aux élus locaux d’être les promoteurs d’un renouvellement de la démocratie représentative en favorisant la démocratie participative par une plus large participation et implication des citoyens dans les choix et décisions locales. Mais ces démarches stratégiques locales ne seront crédibles et efficaces, qu’à la condition d’être impulsées, accompagnées et encadrées par le niveau national. C’est tout l’enjeu des politiques territoriales intégrées basées et construites sur des dynamiques d’acteurs locaux dans un système de gouvernance multi niveau.
Les conditions de la régionalisation de la planification urbaine
Dans le cadre du processus de transition vers la décentralisation, la mise en place de cette démarche nécessite surtout un transfert des compétences vers les régions mais aussi l’assistance technique et l’accompagnement des structures régionales et des collectivités locales, la formation et le renforcement des capacités de l’ensemble des acteurs du territoire surtout ceux des collectivités locales, la responsabilisation des élus locaux et l’évaluation des résultats. La règlementation demeure nécessaire pour appuyer ce processus mais elle n’est pas suffisante pour assurer l’efficacité de la régionalisation, la révision du mode opératoire de l’aménagement du territoire et de la planification urbaine.
Les limites et les enjeux de la planification urbaine
Les villes en Tunisie ont connu au cours des dernières décennies de profondes modifications résultant de l’évolution rapide de l’urbanisation et de ses conséquences socio-économiques qui ont contribué au changement de la structure sociale et au développement du tissu économique et urbain, et malgré les efforts fournis pour une meilleure maitrise de la planification urbaine des carences sont relevées tant sur le plan du développement régional que sur le plan de l’organisation territoriale et spatiale et la coordination intersectorielle
L’urbanisation en pleine croissance demeure l’un des défis majeurs à relever face à une augmentation continue de la population urbaine étant donné que dans la pratique l’arsenal juridique et opérationnel de la planification urbaine, actuellement en vigueur a montré au fil du temps les limites de son efficacité.
En effet, les outils de planification urbaine sont, aujourd’hui, longs à élaborer et lourds à mettre en œuvre. Ainsi, ils sont dépassés par les dynamiques territoriales, et en particulier par le développement rapide du secteur informel et de l’habitat non réglementaire (40 % du parc logement construit annuellement). Élaborés de façon standardisée, ces outils se sont également révélés trop rigides pour pouvoir s’adapter aux spécificités des différentes villes et de leurs dynamiques de développement.
Par ailleurs, l’appareil institutionnel et juridique nécessaire à leur mise en œuvre (structures dédiées pour l’aménagement, code de l’urbanisme, urbanisme opérationnel…) est soit défaillant soit inexistant. L’approche des questions urbaines est encore essentiellement sectorielle et sans coordination entre les différents départements ministériels qui interviennent. Cette approche ainsi que la marginalisation du rôle des professionnels du domaine ont des conséquences négatives pour la mise en place d’une gestion durable des villes.
L’absence de mécanismes de financement de l’urbanisation et la faible maîtrise du foncier se sont également révélées des obstacles majeurs à la conduite des opérations d’aménagement qui auraient permis de maîtriser la croissance urbaine. Les efforts sont portés sur la planification et trop peu sur l’opérationnel. Les capacités de maîtrise d’ouvrage sont très insuffisantes. Partout, l’exécution des projets est lente et coûteuse.
Les documents de planifications qui sont élaborés de manière très centralisée, engendrent une inertie et des réticences au niveau de leur application, par les autorités locales. Le fossé entre la planification et l’exécution locale des projets se creuse. Les interventions des autorités locales se font souvent au coup par coup sans relation avec la planification urbaine. Ainsi, la fragmentation institutionnelle aboutit à un urbanisme de rattrapage, plutôt qu’à un urbanisme d’anticipation, au détriment d’une prise en compte globale du développement durable.
La loi du 4 août 2005 modifiant les dispositions du Code de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, présente en vérité un revirement apportant la preuve de l’échec de la politique de la décentralisation du principal document qui est le Plan d’Aménagement Urbain. Une meilleure gouvernance permettrait, donc, de rendre plus efficaces les politiques publiques et de réduire le décalage entre les programmes nationaux et les réalités du terrain. En donnant l’initiative aux autorités locales, on se donne les moyens pour mobiliser leurs potentialités, pour se mettre à l’écoute des besoins de chaque échelon administratif et pour mieux cibler les politiques publiques locales.
Les axes de la réforme du CATU
La législation en vigueur dans le domaine de l’urbanisme est liée à un contexte politique et socio-économique qui est en pleine mutation et qui exige de notre part un effort d’adaptation si l’on veut être au diapason des changements intervenus et des défis qu’ils imposent. Et c’est dans ce contexte que s’inscrit la réforme en cours du code de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, qui se décline sur plusieurs volets. Il est préconisé, en premier lieu, l’instauration d’une nouvelle vision de la planification urbaine en cohérence avec les principes de gouvernance urbaine démocratique et de participation citoyenne à la vie locale ; en deuxième lieu, la décentralisation progressive au profit des régions et des collectivités locales, pour un partenariat sur la base de contrats-programmes et pour la promotion des « projets urbains », projets dédiés à la conception de villes nouvelles viables et agréablement vivables ; en troisième lieu, l’inscription dans une approche transversale et multisectorielle permettant de décloisonner la planification spatiale et la planification socio-économique par la révision des documents d’urbanisme pour en faire des outils de planification stratégique et des instruments d’urbanisme et d’aménagement efficients et dynamiques ; un support d’une politique de la ville et d’un programme de développement économique , social et environnemental de la ville à court et moyen termes. Il est également recommandé la coordination des politiques publiques à l’échelle régionale par des structures spécialisées permettant, d’une part, la prise en charge de l’intercommunalité pour une continuité territoriale et urbaine et la création de communautés urbaines et, d’autre part, l’articulation des instruments de planification urbaine avec les SDA et PIC. Il est, enfin, préconisé la consolidation de la décentralisation et la promotion de la démocratie participative et surtout l’intégration au niveau des actions du programme, les mécanismes de financements.
Pour conclure on peut avancer que les politiques de développement et d’aménagement menées depuis l’indépendance, n’ont pas pu atténuer les disparités régionales et spatiales qui sont accentuées par l’ouverture du pays à la mondialisation. Le nouvel ordre spatial, qui privilégie les lieux les mieux situés, les activités et les secteurs les plus portés vers l’extérieur, est en train d’accentuer les déséquilibres régionaux, tout en créant de nouveaux problèmes environnementaux et territoriaux. Le modèle centralisateur, bureaucratique et autoritaire en matière de gestion du territoire ne peut qu’entretenir la marginalité du local. Une politique de développement basée sur des projets locaux, durables et décentralisés et des stratégies à petite échelle réalisées dans le cadre de la gouvernance territoriale, pourrait ouvrir de nouvelles perspectives de développement aux territoires en Tunisie. Des processus de gouvernance territoriale basée entre autre sur la concertation entre tous les acteurs du territoire, méritent de prendre le dessus sur les seules forces du marché.
Par Raoudha JEBARI LARBI, Architecte Général – Directeur de l’Urbanisme – MEHAT
Article paru dans Archibat tiré à part Sfax à l’horizon 2050 – Juin 2016