Il est à noter que la politique foncière en zones urbaines, adoptée depuis les années 70, pour l’aménagement du Grand Sfax s’avère inefficiente. Les filières formelles de production foncière, publiques (AFH, AFI) et privées (promoteurs immobiliers) ont été dans l’incapacité de réguler et d’approvisionner le marché foncier avec un produit abordable. Les difficultés que rencontrent les autorités locales, pour maitriser et gérer l’urbanisation de leur territoire dans les limites des PAU officiels, sont notoires. De ce fait les couches sociales démunies, voire moyennes, qui sont exclues du marché formel du logement s’orientent vers le marché informel. Il en est de même pour les besoins des secteurs autres que l’habitat.
Cet état de fait s’est traduit par un étalement spatial périurbain du Grand Sfax compromettant ainsi toute action de développement urbain planifiée et durable ainsi que la constitution de réserves foncières pour le long terme. Les questions qui se posent aujourd’hui se déclinent ainsi :
− Dans quelle mesure est-il encore possible de maitriser et d’orienter cette urbanisation effrénée ?
− Quels moyens mettre en œuvre ?
− Qui devra en prendre la charge ?
Enjeux fonciers et urbanisation
Enjeu de la périphérie
Avec l’arrivée de nouveaux habitants à Sfax, la pression s’est exercée beaucoup plus sur la périphérie – les terrains étant plus abordables et plus disponibles – que sur le centre-ville. A défaut d’une offre suffisante de logements sociaux et faute de gestion urbaine efficiente, la périurbanisation est devenue, depuis les vingt dernières années, massive et incontrôlable. Les sept Communes du Grand Sfax sont, désormais, doublement handicapées, d’une part, par l’obsolescence de leurs PAU qui n’ont pas été révisés depuis plus d’une dizaine d’années et, d’autre part, par l’étroitesse de leur territoire communal dont les limites sont figées depuis plus de 25 ans.
De nos jours la péri-urbanisation informelle s’étale entre les limites administratives des communes et la rocade Km 11 et même au-delà couvrant environ 9 000 ha. La superficie de la tâche urbaine du Grand Sfax s’étale sur 24 000 hectares, contre celle des sept communes qui ne couvrent que 15 000 hectares, ce qui correspond à environ 38 % de l’espace urbain qui échappe à la gestion communale.
Périurbanisation du Grand Sfax
Expansion de la périurbanisation spontanée de part et d’autre de la rocade Km11 qui devient le mode majeur de production de la ville de Sfax.
En 2010, les quartiers périurbains à Sfax abritaient 120 000 habitants soit le ¼ de la population de l’agglomération. Aujourd’hui cette proportion avoisine presque le 1/3 des habitants de Sfax.
Enjeu urbanistique
L’urbanisme sfaxien demeure peu élaboré. De par sa structure urbaine radioconcentrique et monocéphale et le mode d’habiter des sfaxiens entre le centre-ville et la banlieue des jneins, la ville s’est développée beaucoup plus de façon spontanée et au coup par coup que de façon rationnelle et planifiée. Les Plans d’Aménagement Urbains de 1982 et 2002, voire le Schéma Directeur d’Aménagement de 1997, ont eu peu d’impacts positifs sur la ville et n’ont permis de maitriser ni le foncier, ni l’étalement urbain.
Les interventions publiques d’aménagement foncier sont rares et éparpillées entre le centre-ville et la périphérie nord de la ville totalisant environ un millier d’hectares, soit à peine 5% de l’espace urbain contre plus de 30% dans le Grand Tunis et n’ayant pas permis de structurer l’espace urbain.
Enjeu foncier
L’enjeu foncier, qui se décline en quatre points, constitue l’enjeu le plus important. Le premier point concerne la pénurie de terrains constructibles à l’intérieur des PAU. En effet avec la densification des jneins, les potentialités foncières sont devenues extrêmement limitées, les terrains vacants de 1 ha et plus dont on a pu disposer dans le passé sont devenus denrée rare. Le deuxième point concerne la carence et l’inadaptation de l’offre publique. L’AFH produit très peu de terrains aménagés. Avec une production moyenne de 15 ha/an depuis les 25 dernières années, l’Agence couvre à peine 4% des besoins, avec une offre orientée beaucoup plus vers les couches aisées que vers les couches sociales pauvres et moyennes. Le troisième point a trait à l’épuisement du stock foncier de l’Etat, y compris en dehors des limites des PAU : de nos jours, seule une centaine d’hectares du domaine privé de l’Etat sont encore disponibles du côté sud de la ville (on compte 105 ha dans la zone Gargour situés en partie dans le DPM) tout le reste relève du domaine des propriétaires privés. Le quatrième et le dernier point relève de la lenteur des procédures de la révision des plans d’urbanisme (PAU) qui s’étalent sur 6 ans en moyenne contre un délai règlementaire de 2 ans maximum ;
Il en découle une augmentation irrationnelle des prix du foncier de 20 % par an ; une spéculation foncière farouche surtout sur les radiales et, enfin, une accentuation du phénomène de l’étalement urbain d’autant plus important depuis la révolution du 14 janvier.
Il devient incontournable de nos jours, de maitriser le foncier pour pouvoir planifier et fabriquer de nouveau la ville de Sfax.
De l’usage des outils de maitrise foncière à Sfax
Les principaux outils de maîtrise foncière prévus par le Code de l’Aménagement du Territoire et de l’Urbanisme de 1994 sont le PIF (Périmètre d’Intervention Foncière) et le PRF (Périmètre de Réserve Foncière)
Les avantages
Les outils de maîtrise foncière sont censés faciliter le développement harmonieux des villes et par conséquent limiter l’étalement urbain, permettre aux autorités locales et aux opérateurs publics de disposer d’un stock foncier pour le long terme, d’entreprendre des programmes d’aménagement et d’équipements structurants (complexe universitaire, cité sportive, parc urbain, etc.), d’opérer des échanges pour indemniser des propriétaires expropriés et, enfin, d’augmenter l’offre de terrains constructibles et par conséquent contrecarrer la spéculation foncière.
Les contraintes
La mise en application des outils de maîtrise foncière est handicapée par une procédure juridique complexe, exigeant une enquête foncière longue et difficile du fait de l’émiettement de la propriété foncière et l’absence d’une information foncière fiable. Elle est alourdie par la difficulté de recourir à l’expropriation pour cause d’utilité publique. En effet la loi d’avril 2003 qui a fait de l’expropriation une simple procédure d’acquisition classique plutôt qu’à caractère exceptionnel s’avère inopérante. La mise en application des outils de maîtrise foncière est également freinée par la nécessité de mobiliser d’importantes sommes d’argent pour les acquisitions ; par l’importance des délais d’approbation des P.A.D, longs et impliquant plusieurs intervenants ;
par un régime de Partenariat Public/Privé contraignant pour les propriétaires privés (Art. 36 du CATU) ; qui se plaignent d’affectation du PAD pas toujours avantageuses pour eux, de contributions foncières et financières lourdes et de retour sur investissement jugé trop long.
Pourquoi des PIF et des PRF à Sfax?
La mise en œuvre de PIF et de PRF à Sfax s’avère nécessaire pour créer des pôles urbains secondaires périphériques et régionaux ; doter la ville d’équipements collectifs structurants ; décongestionner le centre-ville ; augmenter l’offre de lotissements et logements sociaux et, enfin, limiter l’étalement urbain.
Il serait possible d’envisager la création de trois PIF au sein du Grand Sfax. Le premier à la périphérie sud avec Thyna, le second à la périphérie centre autour d’El Ons et le troisième à la périphérie nord autour Sidi Mansour.
La création des PIF proposés est urgente pour pouvoir arrêter l’hémorragie de la péri-urbanisation informelle et créer les pôles urbains secondaires. Elle nécessite une étude de faisabilité à engager par l’opérateur qui va en bénéficier, en l’occurrence les autorités régionales de Sfax ou encore une ou plusieurs communes du Grand.Sfax.
Il est proposé de programmer de nouveaux PRF bien loin du Grand Sfax destinés à former de futures villes nouvelles, rattachées à la ville mère par des liaisons rapides. Cette idée de villes nouvelles a déjà été annoncée à maintes reprises, en l’occurrence au niveau de la
« Stratégie de développement du Grand Sfax 2002 – 2016 » ou encore dans celle visant le développement du gouvernorat de Sfax d’ici 2030.
Il conviendrait d’envisager la création de PRF au niveau de l’auréole des trente-quarante kilomètres tout autour du Grand Sfax, du côté de Jebeniana, Hencha, Menzel Chaker, Agareb et Mahres. Les acteurs éventuels seraient les autorités régionales de Sfax ou encore l’“Agence des Réserves Foncières” dont on prévoit la prochaine constitution.
Moyens financiers et conditions de mise en œuvre
La mise en œuvre des PIF et PRF nécessite d’importants moyens financiers pour les acquisitions qui, de plus, sont à mobiliser sur une longue période. A titre d’exemple dans le cas du PIF de Thyna, on évalue à 300 Millions de Dinars (minimum 30 d./m2) l’acquisition de 1 000 ha, correspondant à l’équivalent du coût de 6 000 logements sociaux. L’inadéquation entre les capacités financières des communes ainsi que des opérateurs publics (AFH notamment) et les besoins en financement de ces PIF et PRF est notoire. En effet, il faut l’équivalent d’un budget communal de 15 à 20 ans pour qu’une commune périphérique puisse maitriser un PIF de 100 ha. En conséquence, il devient nécessaire de créer de nouveaux mécanismes de financement.
Les sources de financement possibles pourraient être soit les fonds propres soit des fonds extérieurs. Il s’agit de renforcer les moyens financiers des communes par le transfert de quelques compétences fiscales (taxe annuelle de circulation, taxe sur les actes d’immatriculation foncière, etc.) de l’Etat et ce dans le cadre de la décentralisation prévue par la Constitution de janvier 2014. Il convient de rétablir le Fonds de l’Urbanisme (ou FIAT Fonds d’intervention pour l’Aménagement du Territoire) créé en 1979 par le Code de l’aménagement mais qui n’a jamais fonctionné faute de ressources. Ce fonds pourrait être alimenté, entre autres, par une « taxe d’urbanisation » à l’occasion du changement de vocation des terrains agricoles par les documents d’urbanisme (PAU et PAD), en plus de la dotation de l’Etat.
Il convient de développer le mécanisme de Partenariat Public/Privé notamment à l’intérieur des PIF – mécanisme, prévu par la CATU de 1994 (Art. 36). Ce mécanisme étant actuellement à la défaveur des propriétaires privés, devrait être révisé en introduisant plus d’équité et de transparence dans le règlement – type de partenariat et adoption du principe élémentaire de « Gagnant-Gagnant ». De plus, il serait souhaitable de prendre quelques mesures préalables visant à assouplir la législation relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique, au profit des communes qui se proposent de maitriser leur foncier, et à soutenir politiquement les opérateurs et surtout les communes dans leurs opérations de maitrise foncière. Un portage politique est incontournable à cet effet.
Par Mahmoud GDOURA, Urbaniste, Ex-Directeur de l‘Urbanisme au Ministère de l’Equipement. Tunisie
Article paru dans Archibat tiré à part Sfax à l’horizon 2050 – Juin 2016