L’architecte Diébédo Francis Kéré, formé en Allemagne, est le premier Africain à remporter le prix Pritzker
Diébédo Francis Kéré est le nouveau lauréat du prix Pritzker. Ce flamboyant Burkinabé, naturalisé allemand, est le premier Africain à recevoir la distinction suprême du monde de l’architecture. Elle consacre au passage une incroyable succès story qui s’enracine dans le petit village de Gando, au Burkina Faso, où il est né il y a cinquante-six ans.
C’est là qu’il a réalisé ses premiers projets : une école – la première du village –, puis des logements pour les enseignants, une bibliothèque, un centre pour les femmes, un lycée, un atelier de formation aux techniques de construction…
Ailleurs au Burkina Faso, mais aussi au Mali, au Togo, au Soudan, au Kenya, au Mozambique, au Bénin, Francis Kéré a ensuite multiplié les projets visant à accroître le bienêtre des communautés, associant un savoir technique et une connaissance de l’histoire de l’architecture, acquis lors de ses études en Allemagne, avec une pratique qui s’appuie sur les ressources et les traditions locales.
Depuis quelques années, il travaille aussi en Occident, notamment aux EtatsUnis.
Comment avez-vous réagi à l’attribution de ce prix ?
Je n’avais jamais imaginé que le travail que je fais, que j’ai toujours considéré comme une affaire personnelle, puisse un jour me valoir la reconnaissance de la Fondation Pritzker. La surprise, très honnêtement, a été énorme. Et si je mesure aujourd’hui le devoir, la grande responsabilité que cela implique, je n’arrive toujours pas à y croire complètement.
Que recouvrent, à vos yeux, ce devoir et cette responsabilité ?
C’est le prix le plus important qui existe en architecture, et je le gagne avec un travail qui ne correspond pas à ce que la fondation a l’habitude de distinguer. J’ai le sentiment que les thèmes que je porte sont devenus importants.
La responsabilité qui m’incombe est donc de continuer à faire ce que je faisais, avec plus d’engagement encore.
C’est à dire ?
Quand j’étudiais l’architecture en Allemagne, je suis parti dans les campagnes allemandes pour découvrir des techniques préindustrielles.
Je voulais voir comment je pourrais les combiner avec des techniques ancestrales du Burkina Faso, où j’avais le projet de bâtir une école en développant de meilleurs modes de construction que les standards de la production de masse qu’on appliquait traditionnellement aux salles de classe. Je cherchais des solutions pour construire dans un climat très chaud, qui produisent, notamment, une ventilation naturelle.
Je voulais créer quelque chose qui inspire, quelque chose de moderne, qui s’enracine en même temps dans la culture africaine, dans la couleur, les motifs…
J’avais cette idée que même les plus dépourvus ont droit au confort, et à la beauté.
Est-ce que vous revendiquez de faire une architecture africaine ?
Si vous le voyez comme ça, c’est bien. Mais j’ai simplement voulu utiliser mon savoir-faire pour qu’il y ait quelque chose de bien dans le continent, et j’ai commencé avec ma propre communauté. Les idées qui sont nées de mes projets se sont montrées adaptées au contexte local, les gens ont apprécié, et les demandes ont commencé à affluer.
Je suis heureux d’avoir commencé cela et d’avoir persisté dans cette voie malgré les difficultés, malgré beaucoup d’incompréhension et de rejet.
Pourquoi du rejet ?
Les matériaux que j’utilisais, la terre notamment, étaient considérés comme des matériaux pour des gens pauvres. Y compris dans ma communauté. Les gens s’attendaient à une école faite de béton, avec des fenêtres en verre. J’ai dit : « Non, si nous voulons évoluer, si nous voulons aller loin, si nous voulons nous développer économiquement et professionnellement, il faut partir de ce qu’on a en abondance sur place, c’est-à-dire de la terre. Il faut miser sur cela, et améliorer notre savoir-faire. » Si cela est bien vu aujourd’hui, si c’est reconnu par la
Fondation Pritzker, alors je suis l’homme le plus heureux sur cette planète.
Le jury a aussi voulu distinguer la manière que vous avez, avec vos projets, d’embringuer les membres de la communauté, la transmission de savoirs qui s’opère sur vos chantiers, l’idée que l’architecture peut fertiliser l’économie, souder les gens entre eux et produire plus qu’elle-même en quelque sorte…
Oui, la transmission, c’est important ; la communauté, c’est important. Mais rien n’était prémédité, tout s’est fait par pure nécessité, parce que je travaillais avec de très faibles budgets. Pour faire une grande bâtisse comme l’école de Gando sans dépenser beaucoup d’argent, j’avais besoin que beaucoup de gens s’y mettent, apportent du sable, travaillent à la construction… Or, notre façon de faire l’architecture, avec des matériaux qui sont quand même sensibles, la terre, le bois, le granit, ce n’est pas très répandu.
Il faut rééduquer les gens, les former. Aujourd’hui, on en retire les bénéfices : on peut faire six chantiers à la fois. Il y en a même qui se font sans moi aujourd’hui. Le transfert de savoirs a eu lieu, et les gens que j’ai formés continuent de transmettre.
Si on arrive à employer beaucoup de jeunes comme ça, la migration vers l’Occident pourra peut-être être un peu réduite…
Ce travail avec la terre, le bois, le granit, vos recherches sur la ventilation naturelle vous valent d’être considéré comme un pionnier de l’architecture durable…
C’est un mot qu’on n’employait pas quand j’ai commencé. Cette manière de faire, c’est tout simplement mon ADN. Pour autant, je ne me vois pas comme un spécialiste de la terre. Je l’utilise, comme j’utilise le bois, comme j’utilise le granit…
Mais le bois, par exemple, je l’utilise d’une façon très sophistiquée.
Et j’utilise le fer aussi… J’ai fait des études d’architecture, et je ne suis pas limité à un seul matériau.
Aujourd’hui, on m’invite aux EtatsUnis pour mon design. Les gens ont vu ce que je peux faire.
Comment s’est développée votre carrière aux EtatsUnis ?
Un projet a conduit à un autre.
A l’origine, ce sont des gens qui ont aimé une installation à Copenhague qui m’ont mis en contact avec des agents, qui m’ont mis sur des projets…
Diébédo Francis Kéré en 2016 à Koudougou, Burkina Faso. SOPHIE GARCIA/HANSLUCAS
Vous faites une exposition à Copenhague, et ça intéresse plus les Américains que les Européens…
Je ne veux pas rentrer là-dedans – pas du tout ! –, mais c’est vrai, c’est ça, la petite histoire.
En Europe, on vous doit d’avoir fait le pavillon de la Serpentine Gallery en 2017. Vous aviez un beau projet pour la Volksbühne à Berlin aussi, une salle de spectacle mobile, qu’on aurait installée dans l’ancien aéroport de Tempelhof. Mais il est tombé à l’eau quand Chris Dercon, éphémère directeur du lieu, a été évincé, en 2018…
Oui, c’est dommage. L’ouverture qu’il avait engagée n’a pas été acceptée par certains groupes de personnes qui font partie de la Volksbühne. C’est lié à une très forte tradition qu’il y a dans ce théâtre… Je comprends les gens, ils ont eu peur de perdre ce qui les constituait. Mais on faisait là quelque chose de très inspirant.
Et rien en France ?
J’ai travaillé sur un projet de centre culturel africain, mais c’était très compliqué, ça n’avançait pas.
On passait notre temps à discuter avec des conseillers du président de la République et, au bout d’un moment, il a aussi fallu parler aux conseillers d’un ancien président…
On vous faisait courir, dessiner, dessiner, mais personne ne portait le projet. On n’entrait jamais dans le concret, personne n’était responsable… On me disait que ce n’était pas compliqué alors qu’il était question de quatre niveaux de souterrains, d’un centre de culture africain, mais aussi de bureaux, de supermarchés, et de logements. Ce n’était pas réel. Moi, je me bats pour créer des projets qui avancent en Afrique. A une époque, je faisais des conférences pour pouvoir financer mes séjours sur place… Quand on fonctionne comme ça, on a très peu de temps : on doit se focaliser sur l’essentiel.
Mais j’ai très envie de travailler en France, j’espère que ça se fera !
Propos recueillis par Isabelle Regnier
Source : LeMonde.fr