Comme en témoigne sa reconnaissance sur la scène internationale (UNESCO, Conseil de l’Europe, etc.), le paysage est aujourd’hui au cœur des nouveaux enjeux d’aménagement et de développement durable des territoires. Ces enjeux touchent tous les types de territoires et toutes les échelles d’aménagement, du développement d’un grand territoire, à l’évolution d’une région (ex.: mutation des territoires agricoles) et à la transformation de l’espace de proximité (ex. : requalification des rues et création des espaces publics dans les villes).
Ces enjeux expriment très clairement que le paysage n’est plus uniquement le beau cadrage pittoresque de nos campagnes ou l’équilibre visuel d’une composition scénique urbaine, mais bien une préoccupation sociale, culturelle, environnementale et économique envers nos territoires. À travers ce point de vue, il faut également comprendre que le paysage est essentiellement une expression individuelle et collective de notre capacité à voir et à vivre le territoire à travers le filtre des valeurs que nous estimons essentielles.
Cette conception contemporaine du paysage renvoie à la qualité du cadre de vie et au bien-être. Elle pose également le défi de la conciliation de l’appréciation esthétique, environnementale et expérientielle que portent les citoyens avec les approches de planification et d’aménagement héritées du passé. Cette conciliation, garante d’acceptabilité sociale, en appelle du développement de pratiques et d’approches innovantes tant au plan conceptuel que méthodologique ou opérationnel du paysage. Face à ces enjeux physico-spatiaux et humains qu’interpelle le paysage, sa portée est véritablement stratégique pour nos sociétés et les générations futures.
L’urbain et les enjeux de paysage
La question de l’urbanisation constitue l’une des préoccupations paysagères contemporaines. Le développement des réseaux de transports routiers et autoroutiers au 20e siècle a créé l’éclatement des villes. Sans limites, les villes et les métropoles se sont étalées en territoires indéterminés pour se densifier à nouveau. Ces territoires urbains sont aujourd’hui en quête de cohérence, de sens et d’expressions. Face à ce développement continu et parfois excessif de ces lieux, la qualité des paysages urbains constitue aujourd’hui un enjeu en forte effervescence sur le plan économique (tourisme, sièges sociaux, etc.) avec la question de l’image attractive des villes
(réf. : «Urbanbranding»), du patrimoine et de l’identité. Ainsi, ce contexte appelle à considérer la dimension paysagère comme un concept de valeurs sociales et culturelles affirmées et fluctuantes dans le temps qui agit sur le bien-être des populations urbaines tout en étant une valeur ajoutée à vivre la ville et à la découvrir.
Dans bien des cas, ces enjeux urbains concernent les infrastructures (autoroutes, lignes de transport et de distribution d’électricité, réseaux de drainage, etc.) qui exacerbent souvent les tensions sociales et politiques. Ils se posent davantage aujourd’hui en termes de requalification des réseaux existants et de mise en valeur des qualités paysagères des territoires adjacents avec la participation des populations (ex. : entrées de ville). Avec la transformation des grandes infrastructures (routières et autoroutières) et la multiplication des équipements de production et de transport énergétiques, cette préoccupation apporte le déploiement d’«infrastructures vertes». Celles-ci s’avèrent d’une importance stratégique parce qu’elles sont de plus en plus envisagées comme une solution susceptible d’agir sur de multiples problèmes environnementaux (perte de biodiversité, gestion des eaux pluviales et changements climatiques) et de contribuer à la santé et à la qualité du cadre de vie des communautés visées.
Le projet de requalification territoriale de l’entrée autoroutière de la ville de Montréal convoque à ce titre l’ensemble de ces enjeux dont les réponses prennent leur assise dans un engagement créatif d’un processus de planification territoriale concertée, soit une démarche inventive issue de concours et d’ateliers de design urbain qui permet d’assembler et de rassembler les points de vue d’acteurs territoriaux et d’apporter les balises (principes et critères de design) essentielles au développement territorial.
Paysages d’entrée de Montréal en projet
Dans l’expérience autoroutière d’une approche urbaine, il devient de plus en plus difficile de saisir la singularité des espaces traversés. Le territoire qui s’offre à la vue est bien souvent dénué d’expressions et de cohérences territoriales. Ces constats résultent souvent d’une absence de projets territoriaux et des impacts générés par les infrastructures de transport qui fragmentent, séparent et isolent les quartiers ou les entités paysagères, tout en attirant et captant «à la va-vite» le développement industriel, voire l’habitat. Comment imaginer l’expérience d’entrée et de sortie de métropole dans ces conditions ? Comment révéler les potentialités de ces lieux, leur connectivité et leur perméabilité sociale, économique et environnementale ? De quelle manière, induire et fabriquer du sens dans ces territoires de l’entre-deux (entre un aéroport et un centre-ville) ? Le cas de Montréal est générique à plusieurs métropoles à l’échelle internationale. Ainsi, de plus en plus de villes engagent des réflexions et des projets pour trouver des réponses à ces enjeux d’expérience paysagère et de retissage territoriaux.
Plusieurs assimilent ainsi le parcours international d’entrée de ville entre l’aéroport Trudeau et le centre-ville via l’autoroute 20 comme une expérience négative. Banal, anonyme, gris, beige, déstructuré, sont parmi les qualificatifs les plus souvent entendus qui caractérisent le territoire de ce corridor d’entrée. Or, Montréal est reconnue à l’échelle internationale par son dynamisme, son ouverture, sa créativité, son esprit «hip» et sa qualité de vie. Au moment où la métropole montréalaise célébrait le 5ème anniversaire de sa nomination au titre de « Ville UNESCO de design » reconnaissant ainsi ses architectes, architectes paysagistes et designers urbains2, au moment également où ce corridor de 17 km fera l’objet, au cours des 20 prochaines années, d’investissements publics et privés majeurs en terme d’infrastructures de transport (échangeurs autoroutiers, etc.) et de projets urbains (requalification d’une ancienne cour de triage, centre hospitalier, etc.), il est d’autant plus urgent d’engager une réflexion ouverte et créative sur les visions d’aménagement à privilégier pour réinventer ce territoire d’entrée de manière cohérente et y insuffler une nouvelle vitalité urbaine.
Au début de l’année 2011, la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal (CPEUM) et la Chaire UNESCO en paysage et environnement en collaboration avec le Ministère des Transports du Québec (MTQ) et les acteurs publics et privés rassemblés autour de la table de travail sur l’entrée de l’autoroute 20 entre l’aéroport et le centre-ville de Montréal , entreprennent une recherche-action pour engager un processus de planification concertée pour requalifier l’aménagement de cette entrée autoroutière de la métropole montréalaise. Cette démarche est innovante et exploratoire sur deux points principaux :
• d’abord, elle réunit au sein d’une table de travail des représentants de l’ensemble des organismes ayant un rôle dans la planification et le développement de ce territoire afin de produire une vision cohérente et concertée de l’aménagement des infrastructures de transport et des milieux adjacents ;
• ensuite, elle utilise les processus d’idéation, soit le concours international d’idées (YUL-MTL : paysages en mouvement4) et l’atelier de design urbain et de création paysagère (WAT_UNESCO – Montréal 5)
pour générer des propositions qui permettent de visualiser les contraintes et les potentiels du territoire et d’alimenter la concertation des acteurs locaux.
De manière plus spécifique, les activités réalisées dans le cadre de ce mandat de recherche visaient à répondre aux cinq objectifs suivants :
• caractériser les enjeux de paysage et valider les aspirations d’aménagement du tronçon autoroutier et des milieux adjacents du corridor d’entrée de l’aéroport Trudeau au Centre-ville de Montréal ;
• générer trois (3) visions d’aménagement potentiellement exemplaires pour Montréal ;
• sur la base des trois visions dégagées, produire douze (12) esquisses de design détaillées pour certains sites d’enjeux ciblés ;
• mobiliser les acteurs interpelés (institutionnels et économiques) et induire un dialogue ouvert et structurant entre les professionnels les plus en vue à l’échelle internationale au regard des problématiques d’aménagement visées et les intervenants publics et privés concernés afin de définir les assises fédératrices d’un projet d’aménagement ;
• envisager les possibilités de la mise en œuvre des visions d’aménagement autoroutier intégrant la notion de paysage par le cadrage du suivi du projet de requalification territoriale.
Une vision territoriale comme assise aux exercices d’idéation
De manière à alimenter la programmation des deux exercices d’idéation (concours international d’idées et WAT_UNESCO), des entretiens individuels ont été menés auprès des représentants de la table de travail concernant les enjeux, préoccupations, aspirations et opportunités de projet associés au corridor d’entrée de ville. Par la suite, cette consultation a été complétée par une analyse des enjeux relevés à partir des documents de planification des municipalités impliquées ainsi que sur la base d’une recension d’articles de presse montréalaise et de démarches de concours internationaux liées aux questions d’aménagement des entrées de ville.
La synthèse des informations colligées a permis de définir un énoncé de vision commun entériné par l’ensemble des partenaires de la table de travail. Principal intrant pour les participants du concours international d’idées et pour le WAT_UNESCO (Workshop_atelier/terrain), cet énoncé de vision d’aménagement pour l’entrée de ville se décline suivant des valeurs esthétique, environnementale, économique, sociale, culturelle et identitaire. De cette vision, se dégagent les trois principaux axes d’intervention suivants :
• 1er axe : Un projet de paysage évolutif et emblématique pour la métropole : Le développement d’un paysage emblématique pour la métropole en créant une identité culturelle forte et distinctive qui tienne notamment compte de l’héritage industriel et du patrimoine urbain et porte une attention au design urbain.
• 2ème axe : Une scénarisation des parcours d’expériences : La conception d’un parcours constituant une expérience marquant la progression vers le centre-ville, en développant plus de cohérence tout au long du parcours notamment en améliorant les interfaces entre les infrastructures de transport et le milieu riverain, en améliorant le cadre de vie et en créant un environnement convivial et sécuritaire.
• 3ème axe : Une démarche concertée de développement urbain durable :
La mise en place d’une démarche concertée de développement durable urbain notamment par le verdissement, la mise en réseau des espaces naturels et récréatifs, la requalification des espaces résiduels.
Par ces trois orientations, la vision territoriale reconnaît que le paysage de l’autoroute 20 doit être porteur d’éléments forts de l’identité montréalaise, une identité qui peut à la fois prendre racine dans son patrimoine naturel, urbain ou industriel ainsi que dans l’expression des valeurs sur lesquelles repose son projet de développement (ex. : créativité, multiculturalisme, etc.). Ensuite, la vision territoriale situe le projet de paysage dans une compréhension plus large du concept d’entrée de ville afin d’inclure l’ensemble du parcours de 17 km. Ainsi, l’entrée de ville n’est pas une porte d’entrée, mais plutôt un parcours qui permet d’offrir différentes expériences. De plus, cette définition englobe les expériences non routières d’entrée de ville (train, canal) ainsi que la qualité du cadre de vie des milieux adjacents aux infrastructures tant construits que naturels. Finalement, elle impliqueque les actions visant le développement durable du milieu
(ex. : verdissement, revitalisation des milieux urbains) doivent se faire dans une perspective d’actions conjointes entre les acteurs impliqués.
Cette vision territoriale a été enchâssée dans le cahier d’appel à propositions du concours international d’idées YUL-MTL et formait la base des critères d’évaluation des propositions soumises. Par la suite, les enjeux d’aménagement ont été précisés pour les 6 secteurs d’interventions identifiés pour le WAT_UNESCO sur la base des informations recueillies lors des consultations initiales.
À leur terme, les deux exercices d’idéation ont permis de recueillir :
• 61 propositions établissant des stratégies globales d’interventions (concours international d’idées, YUL-MTL) ;
• 12 propositions se penchant sur des secteurs de planification plus détaillés (WAT_UNESCO).
Afin de mieux comprendre la portée du contenu de ces propositions, une phase d’analyse a été réalisée pour produire une synthèse des résultats. La méthode retenue est basée sur la déconstruction de chacune des propositions en idées individuelles d’intervention. Ainsi, plus de 500 idées individuelles ont été repérées dans les propositions des concepteurs et regroupées en 47 familles d’interventions distinctes.
L’idéation comme outil de planification territoriale
Au terme de la synthèse des propositions d’aménagement du concours international d’idées et du WAT_UNESCO, deux catégories d’outils ont été développées pour poursuivre le processus de planification concertée. Ces outils sont :
• Les principes et les critères d’aménagement : identifiés comme moyen d’application de chacune des familles d’intervention et arrimés à la vision d’aménagement de la table de travail, les principes et les critères d’aménagement constituent des guides pour l’action locale sur différents problèmes d’aménagement. Ensemble, ils couvrent une grande variété de préoccupations en matière d’aménagement de l’autoroute et des milieux adjacents;
• Les scénarios d’aménagement : les scénarios identifiés servent à inspirer le développement d’une vision stratégique du territoire en illustrant des futurs possibles, mais distincts du territoire. Produits à partir du regroupement des familles d’intervention répondant à des enjeux communs, les scénarios permettent de voir que les interventions proposées par les concepteurs, bien que guidées par une même source soit la vision initiale du concours international d’idées et du
WAT_UNESCO, peuvent conduire à des options différentes d’aménagement. Les scénarios constituent des thèmes qui pourraient colorer l’identité de cette entrée de ville.
Loin d’être des outils à appliquer directement sur le territoire, les principes et les critères de design ainsi que les scénarios d’aménagement sont des outils de concertation. Chacun à sa façon, ces deux outils illustrent une variété de possibilités de développement de la vision initialement produite par la table de travail sur l’entrée de la métropole montréalaise (autoroute 20 – Ouest).
Engager le projet de paysage d’entrée de ville
Dans la foulée de cette réflexion concertée sur plus d’une année, la dernière étape de consultation a permis d’obtenir l’appréciation des membres de la table de travail envers l’ensemble de la démarche et d’envisager les orientations à emprunter au regard du développement des outils d’actions (ex. : plan directeur, charte de paysage, etc.) et du mode de gouvernance souhaitable du processus de planification concerté amorcé pour le parcours d’entrée de ville de l’autoroute 20.
Cette démarche exploratoire a donc démontré l’utilité des approches d’idéation dans un processus de planification. Ainsi dans ce contexte, le design n’est pas une finalité. C’est un exercice de vision essentiel à la mise en images d’un positionnement, à la programmation, à la réalisation d’un cahier des charges et à la prise de décision. Suivant cette perspective, ce n’est pas à l’aboutissement d’une démarche de projet, mais bien une constituante clé d’un processus de qualité en aménagement urbain et en projet de paysage.
Ainsi, penser l’approche dans ces termes implique d’engager la considération paysagère en amont d’une planification territoriale afin qu’elle soit reconnue et privilégiée comme étant l’une de ses assises stratégiques d’une démarche de préservation, de mise en valeur et de développement territorial. À ce titre, la mise en œuvre du projet de paysage tel qu’exprimé précédemment nécessite le dialogue inclusif de l’ensemble des acteurs territoriaux (publics, privés, élus, citoyens) pour assurer l’intégration de la pluralité des savoirs en jeux et l’appropriation qui assureront son acceptabilité sociale, culturelle, environnementale, économique et politique.
1 Les propos rapportés dans ce texte prennent appui sur le livre YUL/MTL, Moving Landscapes (2015), Poullaouec-Gonidec Philippe, Sylvain Paquette et Patrick Marmen, Édition AppliedResearch + Design Publishing, 262 pages
2 Voir le site Internet : http://mtlunescodesign.com/
3 La table de travail était composée des intervenants publics et privés suivants : Aéroports de Montréal ; Agence métropolitaine de transport ; Canadien National ; Canadien Pacifique ; Cité de Dorval ; Communauté métropolitaine de Montréal ; Conférence régionale des élus de Montréal ;
Parcs Canada ; Ministère des Transports ; Ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire ; Ville de Montréal ; Arrondissement Côte-des-Neiges – Notre-Dame-de-Grâce ; Arrondissement de Lachine ; Arrondissement le Sud-Ouest ; Arrondissement Ville-Marie ; Ville de Westmount ; Ville de Montréal-Ouest
4 Voir le site internet : http://www.paysage.umontreal.ca/fr/recherches-et-projets/concours-international-didees-yul-mtl-paysages-en-mouvement
5 Voir site Internet : http://www.unesco-paysage.umontreal.ca/fr/recherches-et-projets/workshop-atelier-terrain-montreal-2011
6 Pour de plus amples détails sur ces trois axes, le lecteur est invité à prendre connaissance du document d’appel à participation disponible à l’adresse internet suivante : [http://mtlunescodesign.com/docs/projects/YUL-MTL_Reglement_2011-06-09.pdf]
Par Philippe POULLAEC-GONIDEC, Professeur, Titulaire de la Chaire UNESCO en paysage et environnement de l’Université de Montréal – CUPEUM
Article paru dans Archibat tiré à part Sfax à l’horizon 2050 – Juin 2016