Ville du sud tunisien, Gabès se distingue par sa position unique entre mer, oasis et montagne, un territoire rare où la nature et la vie urbaine coexistaient autrefois en parfaite harmonie.
Cet équilibre, symbole de richesse écologique et culturelle, a pourtant été profondément bouleversé à partir de la fin des années soixante-dix, lorsque la ville est devenue le théâtre d’un développement industriel rapide et mal maîtrisé.
Dès cette période, Gabès s’est inscrite dans une logique de développement sectoriel classique, marquée par la mise en place d’un pôle industriel chimique. Cette industrialisation brutale, pensée comme un moteur de croissance et un instrument de rééquilibrage régional, a rapidement engendré des conséquences écologiques et sociales dramatiques. Les émissions polluantes du complexe ont envahi l’air, la mer et les sols, dégradant irrémédiablement les oasis littorales et menaçant la santé des habitants. En quelques décennies, le paysage paradisiaque de Gabès a laissé place à une image de désolation :
« Un jour tu étais un paradis sur terre… aujourd’hui tu suffoques sous le poids des crimes humains. »
Ce basculement trouve ses racines dans une politique nationale de développement adoptée dès les années 1960, à la suite d’une grave crise économique.
L’État tunisien, à travers les Perspectives décennales, avait alors misé sur l’industrialisation comme pilier du développement économique et instrument de la décolonisation. L’objectif était de rééquilibrer l’intérieur du pays par rapport aux zones littorales et de remodeler l’armature urbaine héritée. Cette ambition a certes permis la création d’emplois et d’infrastructures, mais elle s’est réalisée sans dispositif juridique ni environnemental adapté, entraînant des dérives que l’on mesure aujourd’hui avec amertume.
Jusqu’à ce jour, aucune étude d’impact environnemental complète n’a été menée sur la zone industrielle de Gabès, malgré plus de quarante ans d’activité.
Ce modèle de développement, pensé dans une logique purement économique, a provoqué un déséquilibre écologique majeur, transformant l’identité même de la ville. La première couronne urbaine – notamment Chatt Essalem, Bouchema et Ghanouch – a été particulièrement affectée : disparition progressive des terres agricoles, dégradation des eaux, altération du paysage oasien. Une nouvelle identité industrielle s’est imposée, au détriment de l’âme originelle de la ville.
Malgré les efforts ponctuels des autorités locales et de la société civile, la situation reste critique. Les pollutions continuent de croître, les oasis reculent, et les risques sanitaires augmentent. Pourtant, Gabès demeure une ville porteuse d’un immense potentiel de renaissance. Repenser son avenir implique d’adopter une approche intégrée, à la fois environnementale, urbaine et sociale, capable de transformer un héritage de souffrance en levier de résilience.
Mais au-delà de ces intentions, une question majeure demeure : parle-t-on réellement de réconciliation lorsque les blessures écologiques, sociales et identitaires sont encore ouvertes ? La réconciliation suppose un dialogue, une transformation partagée, une volonté commune de réparer sans effacer. Or, à Gabès, la méfiance persiste, la douleur est vive, et les habitants continuent de réclamer des actes concrets plutôt que des promesses.
Dans ce contexte, une interrogation s’impose : la décomposition ou la délocalisation progressive des unités industrielles, comme le revendiquent de nombreux citoyens, constitue-t-elle véritablement une solution ?
Peut-on reconstruire l’équilibre perdu en effaçant une partie du tissu productif, ou faut-il plutôt repenser ce tissu, le transformer, le rendre plus propre, plus juste et plus intégré à son environnement ?
Cette ouverture d’horizon invite à repenser la notion même de réconciliation urbaine et territoriale : s’agit-il de réparer le passé, d’adapter le présent ou de réinventer le futur ?
Gabès, par son histoire et ses cicatrices, devient ainsi un laboratoire de réflexion sur la coexistence entre industrie et environnement, entre mémoire et modernité, entre développement et durabilité.
Par Nesrine NAGHMOUCHI, urbaniste-aménagiste et chercheure













