Les 10 et 11 juin derniers, s’est déroulée une action de sensibilisation à l’architecture moderne du quartier d’El Menzah. Cette première action de l’association DOCOMOMO Tunisie1 a été initiée en réaction à la démolition d’une villa située dans le quartier. Conçue par l’architecte Cyrille Levandowsky en 1952, la villa constituait un précieux témoignage de l’architecture moderniste tunisienne des années 40-70. L’action s’est symboliquement tenue au coeur du quartier d’El Menzah 1, à quelques mètres seulement de la villa démolie.
L’événement a accueilli un très large public venu découvrir l’histoire et l’architecture du quartier d’El Menzah à travers une programmation riche qui a compté des expositions, des conférences et une rencontre-débat.
L’action de sensibilisation lancée le 10 juin a attiré un large public dont beaucoup étaient des habitants du quartier. Crédit photo Feriel Mesbah.
L’action de sensibilisation lancée le 10 juin a attiré un large public dont beaucoup étaient des habitants du quartier. Crédit photo Feriel Mesbah. Il y a quelques mois sur les pages de ce même magasine, la création de Docomomo Tunisie a été saluée.2 Cette association se consacre à la documentation, la conservation, la valorisation et la protection de l’architecture, de l’urbanisme et des paysages issus du Mouvement moderne.
Parmi les nombreux défis que Docomomo_Tn doit relever, celui de la reconnaissance du patrimoine moderne en Tunisie reste encore problématique. D’abord, parce que la notion de patrimoine est souvent rattachée aux édifices d’origine antique, berbère ou islamique. Ensuite, parce que le patrimoine fait souvent référence dans la conscience collective aux prestigieux monuments historiques tels que les amphithéâtres, les mosquées, les palais, etc.
Le patrimoine moderne concerne souvent des architectures plus ordinaires et explique probablement le manque d’intérêt dont souffre ce dernier ; notamment lorsqu’ il s’agit de « simples » unités résidentielles, comme c’est le cas dans le quartier d’El Menzah.
Le 18 février 2023, sur la page de Docomomo_Tn, nous avions dénoncé la démolition de la villa située sur la rue El Moez à El Menzah 1. Une villa datant des années 50, conçue par l’architecte Cyrille Levandowsky et témoignant de l’esthétique de l’architecture novatrice du XXe siècle. A cette occasion, nous avions rédigé quelques lignes pour apporter des informations sur la création du premier noyau du quartier d’El Menzah -baptisé Crémieuxville- et sur le contexte historique dans lequel cette villa avait été construite.
La publication en question avait suscité de nombreux questionnements de la part des internautes, dont beaucoup étaient des habitants ou d’anciens habitants d’El Menzah. C’est ainsi que l’idée d’une action de sensibilisation pour mettre en lumière l’histoire singulière du quartier et pour valoriser son patrimoine moderne a germé au sein des membres de Docomomo_Tn. Cette action devait nécessairement prendre place au coeur d’El Menzah afin de toucher les habitants, premiers acteurs de la préservation du quartier.
Le hasard a fait que lors de l’une des nombreuses balades de prospection de Docomomo_Tn dans le quartier, nous avions rencontré l’équipe de l’association Mouhit. Mouhit gère une résidence d’artistes qui a élu domicile dans une maison très particulière. Cette maison – nommée FRIDA – est un modèle prototypique conçu par les architectes Jason Kyriakopoulos et Simon Taieb dès 1960 pour le compte de la SNIT. Ce modèle a été construit en série dans les lotissements El Moez et El Moez supérieur. Si hélas, un grand nombre des maisons FRIDA est pratiquement méconnaissable à ce jour, la maison du 15 rue Chaambi est parfaitement conservée et a fort heureusement échappé aux aléas du temps. L’équipe de Mouhit, enthousiaste pour accueillir notre action de sensibilisation, a généreusement accepté de nous ouvrir les portes de cette maison qui nous a tous tant inspiré !
La maison FRIDA devenait ainsi le support d’une programmation qui se déploie dans le temps et dans l’espace. A travers une véritable promenade architecturale, les visiteurs arpentent les différents espaces de cette maison emblématique pour découvrir quatre moments de cette action. Destinée à un large public, la programmation a été réfléchie dans une approche pluridisciplinaire réunissant architectes, chercheurs, étudiants, artistes, habitants, associations, autorités locales, etc. et comme un moment de convivialité qui se termine dans le jardin de la maison FRIDA. Dès l’entrée, le ton est donné, un affichage en grand format du photographe Jellel Gasteli représentant le squelette dénudé de la villa LEVANDOWSKY est un rappel de la menace qui pèse sur un patrimoine en péril.
La mise en scène d’un contenu didactique a été réfléchie pour permettre la compréhension de l’évolution du quartier d’El Menzah et la découverte de ses oeuvres emblématiques. Crédit photo Aya Sellami.
I. Exposition « DE CREMIEUXVILLE A EL MENZAH »
Se déroulant dans le living de la maison FRIDA, cette exposition -constituée d’une série de documents graphiques et de plusieurs maquettes- restitue l’évolution du quartier d’El Menzah depuis le début de sa réalisation durant les années 45 jusqu’aux années 70, après l’indépendance du pays.
Mettant au premier plan la démolition de la villa conçue par Cyrille Levandowsky, cette exposition avait pour objectif la sensibilisation du public à la portée dramatique de la perte de cette bâtisse pour la mémoire collective du quartier et pour l’histoire de l’architecture moderne Tunisienne.
Plus de quarante planches ont été réalisées pour rassembler et mettre en forme plusieurs documents d’archives, des photos aériennes, des cartes, des coupures de journaux, des articles de magazines, des plans inédits, etc.
Une collection de photographies -dont un bon nombre prêté par des habitants ou d’anciens habitants du quartier- a été rassemblée afin de réaliser un « Mur des souvenirs » représentant El Menzah entre les années 40 et 70.
Les maquettes de la villa Levanvowsky, de la villa type FRIDA, de l’immeuble El Mehdi et celle du quartier d’El Menzah sont venues renforcer le contenu de cette exposition. Ces dernières ont été fabriquées par les étudiants de l’Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis (ENAU) et membres d’Indigo Club.
En quittant le salon, accédant à la terrasse couverte bordées de piliers, le visiteur découvre le second moment de cette action.
II. Exposition collective « RENCONTRES »
Une image vaut mille mots ! L’exposition « RENCONTRES » a réuni 10 artistes sensibles à la question du patrimoine et au sort incertain réservé à l’architecture moderne en Tunisie de manière générale, et en particulier à El Menzah.
A travers leurs photographies, dessins ou illustrations, les artistes font accéder l’architecture d’El Menzah au statut d’oeuvre d’art. A l’issue de visites immersives organisées par l’équipe Docomomo_Tn dans le quartier, chacun des photographes, architectes et illustrateurs a « raconté »
sa rencontre personnelle avec El Menzah : dénoncer, révéler, conter, questionner, sublimer, etc. autant de regards portés sur un quartier emblématique que ces artistes ont dépeint à travers leurs oeuvres respectives.
III. CONFERENCES
Le troisième moment de cette exposition a pris place dans le jardin de la maison FRIDA : Installé sur de confortables chaises longues, le public a d’abord assisté à l’introduction3 expliquant la philosophie de l’action ainsi que les objectifs de l’association Docomomo Tunisie.
Par la suite, en tant que spécialistes de l’opération d’El Menzah, Salma Gharbi4 et Narjes Ben Abdelghani5 ont présenté leurs conférences respectives.
Salma Gharbi a passé en revue l’évolution du quartier d’El Menzah avec ses différentes phases de construction ainsi que les principaux intervenants qui ont participé à son édification : les Services d’Architecture et d’Urbanisme, dirigés par l’architecte Bernard Zehrfuss, le Commissariat à la Reconstruction et au Logement et la Société Nationale Immobilière de Tunisie (SNIT), sous la tutelle du Ministère de l’Urbanisme et de l’Habitat à partir des années 60.
Salma Gharbi présente El Menzah comme le modèle de développement urbain le plus représentatif des idéaux modernistes de « l’atelier de la Reconstruction ». Selon elle, El Menzah représente – encore aujourd’hui – une leçon en termes de planification urbaine et de conception architecturale.
Evoquant le premier groupe d’habitation El Menzah I achevé en 1953, Narjes Ben Abdelghani a expliqué les idéaux qui motivent les concepteurs de la reconstruction. Idéaux imprégnés des valeurs humanistes sous-tendues par la charte d’Athènes et les expériences urbanistiques et architecturales de l’époque, notamment celles qui concrétisent le modèle de la cité jardin. La présentation démontre comment les différents dispositifs spatiaux sont réfléchis et mis en forme depuis l’échelle de la ville de Tunis jusqu’à l’échelle du mobilier de la maison pour scénariser la quotidienneté des habitants.
Selon Narjes Ben Abdelghani, l’architecture et l’urbanisme du quartier d’El Menzah demeurent à ce jour une « démonstration » permettant de renouer avec les questions essentielles liées au logement comme le bien-être individuel, le bien vivre ensemble et la relation de l’homme à la nature.
Photographies, illustrations, dessin au graphite, Installation photographique, oeuvre participative, etc. les oeuvres réalisées par les artistes mettent en valeur la spécificité architecturale du quartier d’El Menzah et rendent compte également de sa fragilité. Crédit photo Aya Sellami.
IV. RENCONTRE-DEBAT
L’action est clôturée par une rencontre-débat. Dans une approche prospective, cette rencontre débat est intitulée « EL MENZAH, COMMENT AGIR ?».
Un panel composé de Mme Aida Mohsen, M. Anis Oueslati (anciens Maires de la commune d’El Menzah) et de Mme Séné Boujedra (fondatrice du collectif citoyen les amis d’El Menzah1) est réuni autour de Béchir Riahi, architecte, cofondateur de l’association Edifices & Mémoires et enfant d’El Menzah.
Ces moments d’échanges entre habitants du quartier, instances publiques, acteurs de la société civile, architectes, chercheurs, etc. ne peuvent qu’engager des débuts de réponses dans une dynamique collective.
L’ensemble du travail de cette action de sensibilisation a été édité dans un catalogue rassemblant le contenu des documents graphiques de l’exposition « De Crémieuxville à El Menzah », les différentes oeuvres des artistes réalisées pour l’exposition « Rencontres », les résumés des conférences et les précieux témoignages de Alya Hamza et d’Edia Lessage qui ont raconté « leur » Menzah.
Malgré la présence d’un large public venu assister à cet événement, Docomomo_Tn est conscient qu’une action est nécessaire mais pas suffisante pour infléchir vers une prise de conscience effective de la valeur patrimoniale de l’architecture moderne du quartier d’EL Menzah et pour engager des pratiques plus attentives en faveur de l’intégrité de cette architecture.
Appelées à itinérer, les expositions réalisées dans le cadre de cette action se déplaceront dans d’autres lieux afin que, dans notre engagement pour la préservation de l’architecture moderne d’El Menzah, nous puissions sensibiliser un public plus large.
A ce jour, dans notre pays seuls trois bâtiments6 qui font référence à l’architecture moderne du XXe siècle sont classés Monuments historiques par l’Institut National du Patrimoine (I.N.P). Autant dire que tout reste encore à faire et que le sort de centaines d’autres bâtiments reste toujours totalement incertain.
EXPOSITIONS :
Exposition « De Crémieuxville à El Menzah », réalisée par Alia Bel Haj Hamouda, Narjes Abdelghani, Salma Gharbi.
Exposition collective « Rencontres », coordonnée par Alia Bel Haj Hamouda.
Artistes : Jellel Gasteli, Kais Ben Farhat ; Lost in Tunis, Karim Ben Amor, Mahdi Chaker, Mehdi Ben Temessek, Foucha Design, Koshk Glibett, Gail Gosschalk, Youssef Chourabi.
Etudiants ENAU/ INDIGO CLUB : Ahmed Abbes, Aya Sellami, Iadh Farhat, Lilia Lahouel, Mohamed Yessine Ayeb, Olfa Belkhiria, Siwar Mbarki, Wala Ferjany, Yosr Ammar – FABRICATION MAQUETTES ; Mohamed Ali Achour – RELEVE DE LA VILLA LEVANDOWSKY, Mohamed Ben Othmen – VIDEOS & MONTAGE ; Emna Turki – ILLUSTRATIONS ; Feriel Mesbah – PHOTOGRAPHIES.
Action initiée par DOCOMOMO_TN, coorganisée par Mouhit, parrainée par l’Art Rue, en partenariat avec l’O.A.T et soutenue par l’E.N.A.U , le pavillon Bleu, l’I.F.T, Structura, Biat, Hedcoo et Archibat.
Par Alia Bel Haj Hamouda, architecte-enseignante et membre fondateur de Docomomo_Tn.
1 - https://docomomo-tunisie.jimdosite.com Membres fondateurs DOCOMOMO_Tn : Alia Bel Haj Hamouda, Amina Harzallah, Amir Turki, Dhouha Jlassi, Ghada Jalleli, Karim Chaabane, Nader Mebbeb, Narjes Ben Abdelghani, Ranya Farah Jaafar, Safa Cherif, Salma Gharbi.
2 - Archibat numéro 56, 12/2022, pp. 12-13.
3 - Présentée par Alia Bel Haj Hamouda, architecte-enseignante, chercheure et membre fondateur de Docomomo_Tn.
4 - Salma Gharbi, architecte-enseignante, chercheure et présidente de Docomomo_Tn. Intitulé de la conférence : DE CRÉMIEUXVILLE À EL MENZAH : 1940 > 1970 GENÈSE ET ÉVOLUTION D'UN QUARTIER.
5 - Narjes Ben Abdelghani, architecte-enseignante, chercheure et membre fondateur de Docomomo_Tn. Intitulé de la conférence : 1943. QUAND LES ARCHITECTES DE LA RECONSTRUCTION SCÉNARISENT LA VIE QUOTIDIENNE À EL MENZAH.
6 - Lycée de Carthage (Lycée Carthage Présidence), Jacques Marmey, 1957, classé en 2021. Palais présidentiel de Skanès (musée Habib Bourguiba), Olivier Clémant Cacoub, entre 1962 et 1965, classé en 2002. L’église sainte Félicité et sainte Perpétue de Tebourba (Bibliothèque publique), Roger Dianoux 1948 classée en 2000.
Article paru dans Archibat n°58 – Août 2023