L’urbanisation a désormais gagné la totalité des territoires de l’œcoumène. Le développement massif et accéléré du redéploiement des activités et des divers groupes sociaux dans des agglomérations aux dimensions inconnues jusqu’à présent se solde par une profonde modification de l’image de la ville. C’est aussi la raison, pour laquelle malgré l’apparition de l’urbanisme au tournant du XXe siècle, aucune discipline ne saurait rendre compte à elle seule de ce qui se passe et il nous faut recourir à des approches résolument interdisciplinaires des territoires urbanisés et des multiples images qu’ils nous offrent désormais. C’est la valeur symbolique des lieux qui offrait jadis une image de la ville, qu’elle soit mentale ou matérialisée dans une icône, suffisamment simple et synthétique pour que tout le monde puisse aisément s’y retrouver. Ce n’est plus le cas à l’heure actuelle. Le mercantilisme s’insinuant dans tous les pores de la société, la désacralisation des lieux publics, la profanation des lieux symboliques et les perversions de la monumentalité brouillent l’image des relations entre les sociétés et leurs espaces.
On peut se poser la question de savoir comment le tiraillement entre des centres anciens en cours de revitalisation au risque d’être muséifiés, des périphéries en attente de meilleures dessertes par les transports en commun économes en énergie et d’une centralité périurbaine utile au quotidien, et la nature réinventée des équipements touristiques (plages sur un littoral, par ailleurs menacé par la montée des eaux, îles « désertes », forêts « vierges », montagnes escaladées ou dévalées, randonnées pédestres) vont redessiner l’image des agglomérations actuelles sans les dénaturer et faire advenir une structure urbaine démocratique parce que répondant aux attentes du plus grand nombre et échappant aux ségrégations les plus criantes.
Les subversions architecturales de la monumentalité
Durant près de cinq millénaires, les lieux importants de la vie sociale, politique et religieuse avaient droit à des emplacements privilégiés et à un traitement monumental particulier. Ce qu’on appelait jadis structure urbaine correspondait à une image dont les points marquants étaient constitués des hauts lieux monumentaux de la ville : palais (résidences royales, princières, puis bourgeoises) et sièges du pouvoir politique, temples et autres lieux sacralisés de l’administration des biens de salut dans ce bas-monde, place du marché, souks et bazars pour les échanges marchands.
Les architectes du Mouvement moderne ont eu tendance à négliger cet aspect de l’architecture. Certains ont cru pouvoir légitimement vilipender les édifices affichant frontalement des façades présentant un plan médian de symétrie et agrémentés de sculptures et autres allégories en combattant ce qu’ils considéraient comme des ornements superflus. Les édifices en question n’étaient guère considérés que comme le symbole arrogant d’un pouvoir politique qu’ils pensaient pouvoir contester en critiquant l’image que ce pouvoir estimait devoir donner de lui-même. C’était faire l’impasse sur le fait que la monumentalité ne saurait être un échange symbolique à sens unique. Elle exprime, au-delà du poids sans doute souvent écrasant des institutions, l’attention portée au citoyen ordinaire et sa capacité à faire face aux institutions. Elle a aussi le mérite de hiérarchiser les points forts de l’image de la ville en servant à la fois de point de repère en permettant de calibrer la volumétrie des édifices en fonction de l’importance qu’ils occupent dans des rapports de force qui apparaissent ainsi au grand jour. Escamoter l’importance des édifices publics en les minorant au point de les confondre avec de banales constructions insignifiantes, parce que d’usage ordinaire, n’amenuise pas l’exercice d’un pouvoir politique. Elle ne fait que le rendre plus difficilement identifiable. La police en uniforme au milieu des carrefours est assurément moins redoutable que la police secrète hantant les lieux publics et s’insinuant discrètement jusqu’aux recoins les plus cachés de la vie domestique.
Plusieurs types de réalisations ont ainsi récemment contribué à défigurer l’image traditionnelle de la ville : des programmes massifs de logement se soldant par des immeubles de grande hauteur ; des grandes surfaces commerciales isolées du tissu urbain par de vastes zones de stationnement ; des autoroutes et autres viaducs imposant de vastes isolats difficiles à traverser ; des entrées de villes devenues de vastes zones d’activités bardées de panneaux publicitaires et requérant une sémiotique particulière pour qui s’y aventure. Pour les piétons qui se risquent à les arpenter, ces territoires deviennent rébarbatifs, voire dangereux, faute que les ingénieurs des transports leur aient ménagé des cheminements commodes, agréables ou suffisamment perceptibles pour qu’on puise aisément les emprunter. Dans de tels processus symptomatiques d’une modernité aussi méprisante que négligente, les Grands ensembles ne furent que le prélude au hérissement sauvage de tours d’habitations comme l’Amérique latine et l’Asie nous en font crânement la démonstration dans une stupide surenchère. Ce sont malheureusement la forme urbaine et une vie sociale de voisinage ou de proximité qui en font les frais, quand ne s’instaure pas cette ségrégation planifiée de gated communities interdites selon les cas aux jeunes, aux vieux, aux enfants et autres animaux domestiques tous supposés créateurs de nuisances. L’espace urbain tend ainsi insidieusement à accroître les ségrégations en se segmentant selon des règles imposées par la quête éhontée du profit. Tel édile rend constructible tout terrain vulnérable où ses acolytes bétonnent à tout va dans les grandes largueurs et surtout en hauteur en contribuant à la destruction du patrimoine naturel ou bâti au prétexte qu’il serait dégradé, d’un autre âge ou sans intérêt (mais au détriment de qui et au profit de qui ?).
Tout se passe comme si la défunte agora et les assemblées du pouvoir politique représentatif se dissolvaient dans les appareils médiatiques à tel point que la télévision devient un objectif stratégique prioritaire des coups d’État et que les ambassades cherchent à s’agglutiner aux abords (pourtant largement dégagés) des aéroports. Plus inquiétant sans doute est le poids grandissant que les sites Web (souvent malveillants et subversifs) semblent occuper, avec de plus en plus de persuasion et de perverses aliénations, dans une gestion des affaires publiques et une administration des biens de salut confinant à une escroquerie publicitaire invitant aux massacres terroristes. La médiatisation informatique, qui est aussi une dématérialisation des supports aux échanges symboliques, tend à réduire l’architecture au simple décor d’une vie sociale atomisée. Les commerces ayant pignon sur rue cèdent le pas aux transactions en ligne, les institutions se cachent derrière des sites électroniques, les guichets et les files d’attentent disparaissent au profit d’attentes musicales au bout du fil de téléphone ou du laborieux remplissage solitaire de fenêtres électroniques. Bon an mal an, le face to face institutionnel disparaît, l’image architecturée des institutions s’efface au profit de logos, les baies et la composition des façades sont escamotées au profit d’une multitude d’écrans plats qui sont autant de fenêtres ouvertes sur le monde mais qui se détournent des vis à vis et finissent par tourner le dos à la rue. La plupart des voies perdent ainsi de leur civilité au profit d’une circulation effrénée faite de nuisances sonores et de pollutions.
À l’inverse, les terrasses de cafés, ce qui reste des bouts de jardins privés à l’abri des murs des villes, les jardins suspendus, les piscines perchées au sommet des immeubles et les cœurs d’îlots deviennent des lieux privilégiés d’un ressaisissement de la vie publique protégée et semblent devoir exprimer les véritables enjeux des formes conviviales de sociabilité à cœur ouvert et à ciel ouvert.
La dislocation des territoires et leurs nouvelles centralités périurbaines
Le développement de la grande industrie et la prise du pouvoir politique par les détenteurs de la richesse économique (monopolisation des moyens de production au détriment des salariés) se sont soldés par un exode rural massif et une extension des agglomérations selon un vaste processus d’implosion/explosion. Dans cette profonde réorganisation des territoires qui devait sonner le glas des villes, l’espace urbain naissant a fini par donner naissance à de vastes zones résidentielles périurbaines en souffrance d’urbanité, à engorger les centres anciens au point de les menacer de disparition et à engendrer de multiples ségrégations à différentes échelles. La pensée fonctionnaliste du Mouvement moderne, en tentant de résoudre sommairement les problèmes de circulation créés par la diffusion de l’automobile, a détérioré l’image de la ville au point d’instaurer une partition sommaire des activités et de réduire la structure urbaine à l’image schématique d’un réseau viaire innervant une vie quotidienne scandée par de vastes migrations alternantes que résume bien l’expression métro-boulot-dodo. Les lieux de la centralité coïncident ainsi de moins en moins avec les noyaux anciens des agglomérations. Les villes nouvelles sont les témoins de l’émergence encore timide de multiples centralités périphériques ponctuant avec plus ou moins de bonheur et de spécialisations le territoire en vrac d’une urbanisation mal maîtrisée. Les paysans de la campagne disparaissent au profit d’agriculteurs supposés devenir les garants d’un paysage avenant offert aux promeneurs, vacanciers et autres retraités dont l’itinérance programmée par les agences de voyage permettent de rentabiliser les équipements hôteliers, les infrastructures et les moyens de transport2.
Une société où l’allongement de l’espérance de vie, la réduction du temps de travail et l’avènement de loisirs à la portée de la plupart des bourses a modifié la Weltansschauung des plus modestes en ouvrant l’univers de leur vie quotidienne à des espaces géographiques élargis et de plus en plus aisément accessibles malgré leur éloignement. La mobilisation de la force de travail sur un marché mondialisé transforme le monde en un vaste marché où les matières premières, les produits manufacturés et la main-d’œuvre se sont lancés depuis la Seconde Guerre mondiale dans une course incertaine d’autant plus effrénée que le libéralisme économique dominant est particulièrement débridé par ses émancipations financières et fiduciaires des lieux de production.
Dans cet univers qui ressemble de plus en plus à des vitrines de magasins ou à des gondoles de supermarchés, de hauts lieux touristiques à l’échelle internationale émergent un peu comme de fragiles bouchons ballottés par les vagues des engouements mondains ou par le ressac de l’insécurité. Les rêves d’évasion prennent aussi de plus en plus la forme de la quête désespérée de confins désertiques, des rivages marins exempts de sac plastiques ou des terroirs rénovés de fond en comble d’une campagne réinventée.
Une redistribution généralisée des lieux attractifs des agglomérations
La révolution post-industrielle que nous vivons actuellement induit des modifications profondes du rapport entre les moments de nos activités, aussi bien dans nos emplois du temps quotidiens qu’au cours de l’existence, et des lieux qui se déploient sur des territoires de plus en plus disjoints. Certains grands de ce monde3 vivent ainsi à l’hôtel ou dans une multitude de résidences au gré des invitations erratiques d’une jet-set society itinérante. Les déplacements deviennent d’autant plus massifs que c’est l’ensemble de la société qui est touché par des mouvements dont on peut saisir l’un des aspects les plus tangibles par l’accentuation de la mobilité résidentielle. La mesure comparée du nombre de résidences occupées au cours de l’existence peut ainsi devenir un nouvel indicateur pertinent des analyses de morphologie sociale. Dans la suprématie d’un capitalisme financier aux mouvements de plus en plus furtifs et insaisissables à l’échelle internationale, les rapports de classes tendent sinon à disparaitre, du moins à perdre en visibilité. En passant des lieux de production (l’usine) à ceux, plus diffus, de la consommation de masse, les mécanismes d’exploitation et de monopolisation de la plus value participent à une recomposition des sociétés selon des groupes aux identités et appartenances qui échappent aux catégorisations sommaires du XIXe siècle. De nouveaux groupes sociaux se forment sans qu’on s’y attende en fonction d’une modification substantielle du rapport au travail, aux pouvoirs (oscillant entre dictature meurtrière de la prédation et une éco-biologie du partage) et à un territoire qui se redécoupe selon le poids relatif de chacun d’eux. Leur constitution semble reposer sur des classes d’âge, un ensemble d’activités plus diversifiées et moins pérennes, et
peut-être aussi de choix idéologiques et existentiels soucieux de nouvelles protections contre l’adversité. La petite monumentalité modeste et domestique monte en puissance face à des monstres architecturaux déterritorialisés (tours, aéroports, pôles d’échanges et autres non-lieux d’une circulation effrénée des personnes et des biens) un peu comme chacun rêve de devenir écrivain, ou architecte décorateur. Un retour aux terroirs s’opère progressivement par la multiplication des résidences secondaires dans des campagnes provisoirement désertées et les retraités ont commencé à alimenter massivement aussi bien les fonds de pension (qui pèsent dangereusement sur une économie déterritorialisée) que des équipements touristiques consacrés au fitness et bardés de spas, salles de remise en forme quand ce n’est pas d’équipements médicalisés.
Pour ce qui est de la Tunisie, ces processus ne font sans doute que s’amorcer, mais il est manifeste que la place du tourisme et des équipements qu’il suppose à certains endroits du territoire est une composante essentielle de l’économie globale du pays et d’une part non négligeable des ressources et emplois. Les pôles touristiques occupent une place désormais prépondérante dans la planification urbaine et les plages deviennent des lieux de plus en plus attractifs pour la population locale, qui tend à pondérer les variations saisonnières par une fréquentation plus régulière et qui, depuis peu, s’étend à de nouvelles couches, plus populaires, de la population. Cette attractivité renouvelée des zones de loisir à vocation tant internationale que nationale en cas de crise, intéresse par ailleurs de plus en plus la petite enfance et une jeunesse avide d’émancipation des milieux familiaux traditionnels, qui, avec des réticences et non sans quelques protections vestimentaires suivent bon an, mal an le mouvement en se portant de plus en plus sur les zones littorales à proximité des agglomérations. Nous ferons donc volontiers l’hypothèse que cette quête du large vers les plages et le littoral va toucher de plus en plus de monde et, en particulier des classes populaires susceptibles de pallier les manques d’un tourisme international qu’inquiète l’instabilité politique, que nous espérons provisoire, du pays. Ces territoires de l’évasion que sont les lieux balnéaires de villégiature se heurtent évidemment aux emprises industrielles et ferroviaires dans ce qu’on tend à désigner sous le terme de conflits d’usages4.
Les lieux du commerce et leur chalandise par des populations plus diversifiées selon les quartiers et niveaux sociaux, mesurables de plus en plus par la (ou les types) de consommation plutôt que par les simples ressources et revenus, se sont considérablement déplacés avec la montée en puissance des zones d’habitat spontanées de la fin du XXe siècle5. Une centralité périurbaine s’est ainsi constituée aussi bien avec l’apparition de grandes surfaces qu’avec le petit commerce de proximité ou semi-grossistes spécialisés dans les fournitures de matériaux de construction et dans les appareils et équipements domestiques au point de supplanter les médinas ou les commerces traditionnels des quartiers centraux de la période coloniale. Le développement de l’automobile y est sans doute pour beaucoup, mais il va falloir désormais compter avec les embouteillages d’un côté et le développement nécessaire des transports en commun de l’autre. Globalement, ce sont les itinéraires de chacun qui se diversifient d’autant plus que les emplois du temps se dissocient selon les membres de la famille.
D’une certaine façon, c’est le poids relatif des classes d’âge et leur redécoupage en de nouvelles tranches qui sont en cause. La scolarisation y est pour beaucoup. Le choix d’un établissement scolaire destiné à offrir plus de garanties de réussite à ceux qui en ont les moyens, au delà de toute fréquentation imposée par la proximité géographique6, a des effets induits considérables aussi bien sur les déplacements quotidiens que sur le partage des rôles au sein de la famille. La diversification des activités para scolaires et de loisirs qui visent les enfants et adolescents selon des offres de plus en plus riches et variées participent d’un accroissement de l’univers de chacun selon des horaires, des itinéraires et des lieux sinon segmentés, du moins diversifiés selon une individualisation grandissante des existences. D’une façon qu’on peut dire similaire, les existences se redécoupent en tranches plus nombreuses et supposant pour chacune d’elles des institutions, cadres physiques, équipements et attentions plus diverses que jadis, le tout amplifié par des effets de mode qui tendent à changer régulièrement la donne. Là aussi, le marché de la consommation donne le « la » avec une diversification accrue au début et à la fin d’existences qui, en s’allongeant sensiblement avec une espérance de vie accrue et des exigences plus précises et mieux négociées, font émerger de nouveaux besoins. Les tenues vestimentaires et le nouveau partage des tâches quotidiennes entre sexes et classes d’âge en sont témoins.
Si l’industrialisation et l’exode rural ont eu comme effet de mettre en cause la famille élargie et ont incité la famille restreinte (le couple et ses enfants) à refaire souche, notamment par le biais de l’habitat dit
« individuel » comme le pavillonnaire aujourd’hui largement dominant dans le monde entier, l’urbanisation massive actuelle tend à entamer l’intégrité du couple et incite fortement à une large recomposition. Les familles monoparentales ou recomposées, avec des enfants disposant de deux foyers, sont de moins en moins rares et de mieux en mieux acceptées malgré de multiples replis sur des modèles identitaires proprement réactionnaires, souvent sur des bases religieuses. Quoi qu’il en soit, la société civile entend s’exprimer. Elle le fait certes dans une sorte de débandade idéologique et politique, mais dans laquelle les associations à base locale ou corporative offrent de nouvelles possibilités de se faire entendre. S’expriment ainsi des préoccupations et exigences mettant en relief des conflits de générations, avec des parents qui perdent parfois pied face aux comportements de leurs enfants, qui se structurent autant, sinon plus, par des relations de quartier et internet que via une école un peu dépassée par les événements, surtout dans les quartiers populaires.
Une planification stratégique et prospective pour quels territoires ?
Nul doute que ce soit la vie quotidienne des populations qui doive faire autorité dans les décisions concernant la planification urbaine. Si nous suspectons toujours la participation de procéder d’une subornation des intéressés (citadins habitants) aux intérêts des technocrates de toute obédience censés être des spécialistes de ces questions7, nous ne pouvons que souhaiter que la démocratie soit la plus directe possible.Dans le cadre des intérêts, visés et désidératas de la population, dont nous avons souligné qu’ils ressortissaient à une refonte profonde de la morphologie sociale plutôt qu’aux catégories canoniques de type CSP ou classes sociales – l’idée de classes moyennes en témoigne – , il convient sans doute d’encourager les analyses fines et nuancées des groupes selon leurs localisations géographiques dans la morphologie urbaine et selon leur segmentation par classes d’âge ou périodes de l’existence et les modes de vie correspondants8. Ces relations très particulières entre ce que Émile Durkheim entendait désigner par l’expression morphologie sociale dès 18899 et qui devait s’articuler à des analyses concernant la morphologie urbaine dont Maurice Halbwachs10
devait donner l’exemple quelques années plus tard, gagneraient à présider à l’élaboration de programmes de recherche pour mieux comprendre où en est la recomposition de la société urbaine et de quoi les urbanistes doivent tenir compte de façon prioritaire. Nous ferons en l’occurrence l’hypothèse qu’un retour des classes aisées dans les centres anciens est susceptible de contribuer à la protection d’un patrimoine architectural en perdition mais dont la valeur foncière et symbolique s’accroit – ce qui peut s’avérer contradictoire si un gain de COS supplante la valeur des édifices existants. À l’inverse, les classes populaires rejetées depuis longtemps à la périphérie des agglomérations se stabilisent dans un habitat vernaculaire, spontané mais résolument durcifié. Cet habitat typique des négligences des pouvoirs publics s’améliore progressivement même si c’est de façon chaotique. Il témoigne de l’émergence de nouveaux groupes sociaux démunis mais stimulés par leur soif de consommation tant matérielle que spirituelle et qui sont au principe de l’émergence de centralités périurbaines d’un nouveau type qui se constituent largement de façon anarchique à l’heure actuelle mais qu’il convient pour le moins d’encadrer. C’est le cas notamment des centres commerciaux de type Dubaï approvisionnés par des produits manufacturés par les Chinois et exportés via les émirats du Golfe.
L’architecture et l’urbanisme des pays producteurs de pétrole tiennent un peu du délire, mais ils représentent une utopie qui fascine manifestement les pays du Maghreb. Enfin, le développement des loisirs et l’attrait de la mer vont faire du littoral non plus cette zone huppée réservée aux touristes étrangers ou accueillant principalement des résidences secondaires, mais celle de quartiers ordinaires. À défaut d’accueillir dans de bonnes conditions les milieux populaires qui aspirent à une urbanité trop longtemps déniée et à quelque reconnaissance de sa légitimité de contribuer à la fabrique de l’urbain, ces territoires risquent fort de se transformer en une sorte de parc d’attraction dont Walt Disney a dessiné les contours, et qui gagne du terrain, à moins qu’ils ne deviennent des territoires de non-droit auxquels les autres citadins renonceront à accéder.
1 LEFEBVRE (Henri), La Révolution urbaine, coll. Idées n° 216, Paris, NRF-Gallimard, 1970
2 VIARD (Jean), MARIÉ (Michel), La Campagne inventée, Arles, Actes Sud, 1977
3 PINÇON (Michel), PINÇON-CHARLOT (Monique), Les Ghettos du gotha, comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Seuil, 2007, 294 p.
4 Cf. Le projet de réaménagement de la baie d’Alger dans le Plan stratégique du Grand Alger.
5 CHABBI (Morched), L’Urbain en Tunisie, processus et projets, Tunis, Nirvana, 2012, 219 p.
6 RAYMOND (Henri), « Les Samouraïs de la Raison, enquête sur la vie et les valeurs chez les cadres supérieurs de l’industrie », in : Sociologie du travail, n° 4, 1982, pp. 378-402
7 GODBOUT (Jacques), La Participation contre la démocratie, Montréal, Éd. St-Martin, 1983 ; CHAUVIÈRE (Michel), GODBOUT (Jacques T.),
Les Usagers entre marché et citoyenneté, préface de Michel Sapin, publié avec le concours de la Mission Interministérielle Recherche Expérimentation (MIRE) du ministère des Affaires Sociales, Paris, L’Harmattan, 1992, 332 p.
8 VIARD (Jean), Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tour d’Aigues, Les éditions de l’Aube, 2011, 199 p.
9 DURKHEIM (Émile), “Morphologie sociale”, in : L’Année sociologique, deuxième année (1897-1898), sixième section, Paris, Lib. Félix Alcan, 1889, pp. 520-550
10 Mentionnons simplement : HALBWACHS (Maurice), Classes sociales et morphologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, 461 p., biographie, bibliographie
11 Cf. les Cahiers de l’EMAM, notamment les n° 26 : Made in China. Commerce transnational et espaces urbains autour de la Méditerranée, 2015 et n° 27 : Politiques urbaines et inégalités en Méditerranée, 1015, https://emam.revues.org/
12 ECO (Umberto), La Guerre du faux, Paris, Grasset & Fasquelle, 1985, Le livre de poche, biblio-essais n° 4064, 382 p. ; Pastiches et postiches, traduit de l’italien par Bernard Guyader, Paris, Messidor, 1988, coll. Bibliothèques 10/18 n° 2772, 184 p.
Par Jean-Pierre FREY, Architecte – Sociologue, Professeur des Universités École d’Urbanisme de Paris, Université Paris Est-Créteil Centre de Recherche sur l’Habitat, UMR-CNRS
Article paru dans Archibat tiré à part Sfax à l’horizon 2050 – Juin 2016