Ces dernières décennies, Sfax et sa périphérie vivent une situation de « crise » territoriale. Cette crise a engendré des études. Et plus cette « crise » est devenue incontestable, plus les études se sont multipliées. Issues de commandes institutionnelles ou privées, elles alimentent des questionnements. Elles sont devenues ainsi des supports virtuels ou concrets à des discussions qui animent la société sfaxienne, voire des projets.
Depuis les années 1970, que nous ciblons comme les années de la rupture avec le long processus d’aménagement territorial de la ville de Sfax et du territoire en interaction immédiate avec elle, la deuxième agglomération de Tunisie s’interroge sur son devenir.
Cette ville, son territoire, sont le fruit d’une longue histoire. Cette histoire a engendré des mutations, mais aussi des résistances sociales avec leurs sédimentations qui ont abouti à la situation actuelle : une situation de crise. Longtemps Sfax exprimait une identité stable : une ville tournée vers la Méditerranée, organisée en complémentarité avec un territoire. Cette identité fondée sur une exploitation d’une terre riche de civilisations qui avaient construit son image, est depuis plusieurs décennies paradoxalement menacée par la quête des nouveaux usages. Ces derniers se caractérisent par l’extension des zones urbaines et ceux encore plus disqualifiant des zones industrielles. Le territoire a perdu son rôle de support patrimonial pour devenir un espace de projets offert aux aménagements. Ce contexte a orienté et déterminé la profusion et la production d’études d’aménagement porteuses de solutions « radieuses » pour l’avenir de Sfax.
Le corpus est substantiel. L’étude analytique et critique permet de définir des pistes de questionnement pour interroger ce territoire. Et c’est du territoire avant tout qu’émergent les vraies questions et se dégagent des pistes qui devraient servir de repères et proposer la matière offerte à la réflexion.
En préambule à l’analyse des études suscitées par la crise territoriale de Sfax, il nous a semblé opportun de proposer deux documents qui donnent à notre avis le ton. Ils offrent les critiques les plus pertinentes et fines sur la ville et son agglomération.
Dès 1979 le grand géographe du Maghreb, Jean Poncet2, proposait un panorama pertinent de la situation territoriale sfaxienne. Il accentuait avec à-propos les causes initiales de la crise.
« La croissance actuelle de Sfax pourrait cependant, si l’on n’y prend garde, en détruisant les rapports établis entre une population traditionnelle de planteurs-oléiculteurs et de jardiniers — mi-ruraux,
mi-citadins — et une agglomération profondément transformée, entraîner des effets multiples d’une extrême gravité… Ce qui est maintenant mis en question, c’est la totalité des pratiques et des travaux, grâce auxquels les populations de cette zone du Sahel méridional avaient réussi, au cours des siècles, à créer, entretenir et préserver l’environnement exigé par une cité majeure, tant du point de vue naturel que du point de vue social. Plus exactement, des seuils risquent d’être franchis, si l’importance des problèmes n’est pas saisie et mise au centre des préoccupations collectives, au-delà desquels toute expansion de la ville moderne entraînera de telles détériorations du milieu, que la dépense à réaliser pour y faire face apparaîtra comme prohibitive. Les meilleurs programmes de développement seront alors compromis. [ ….. ] La manière dont ces périls peuvent devenir objet de conscience et être conjurés nous paraît commander en grande partie l’avenir du développement sfaxien. »
Tout était déjà dit…36 ans après la catastrophe annoncée est là !
Force est de constater que la situation de « crise territoriale » est déjà pointée du doigt et que la nécessité de trouver des solutions compatibles avec les réalités territoriales et socio-éco-culturelles sont déjà évidentes. Ces problèmes pointés du doigt par Jean Poncet sont bien précisés par Ali Bennasr3 :
« Parmi les villes tunisiennes, Sfax a toujours représenté un cas particulier. Spécifique par son mode d’organisation, par sa dynamique économique comme par sa société, la ville n’était pas le prolongement et l’expression de son arrière-pays. Longtemps orientée vers la mer et le commerce méditerranéen, la ville ne s’est tournée vers l’arrière-pays, pour mettre en valeur la plaine, que pendant la colonisation française. L’agglomération qui occupe aujourd’hui 2 2000 ha et en l’absence d’une topographie qui contrarie la croissance urbaine, n’a cessé de s’étendre sur son arrière-pays… Le processus d’urbanisation de la ville s’est accompli par un mouvement rampant étirant la ville au départ vers la mer par des opérations de remblaiement (plan de 1929, 1948), puis vers la couronne périphérique des vergers jneins… Le manque de moyens d’application et la faible maîtrise foncière paraissaient à l’origine de l’échec des plans qui se trouvent caduques avant même leur promulgation… La dynamique spatiale a donné lieu à de multiples distorsions et dysfonctionnements du système urbain… Cette situation a fait que la mer méditerranée, partie prenante de l’histoire de la ville, va s’éclipser du paysage urbain et que la ville va être coupée de son littoral en tant qu’écosystème de loisir et de détente. Pourtant, le plan de la période coloniale (1929) conscient de l’importance de l’écosystème côtier a projeté la création d’une corniche qui longe le littoral nord et sud de la ville et l’aménagement de plages artificielles. Le culte d’une industrie, considérée comme un moteur de développement, occupant le littoral a fait de l’opération de réhabilitation du littoral nord « Taparura »,
au milieu des années 1960 et 1970, un projet anti-productif. Ainsi, le PDU de 1977, en conformité avec les orientations de l’état et par “souci de réalisme” a jugé le projet de fermeture de l’usine chimique NPK et la réhabilitation du littoral nord de Sfax comme contraire aux orientations nationales en matière d’aménagement. »
La lecture attentive de ces deux articles permet de dégager toute une série d’informations et « d’alertes intellectuelles » qui ont permis de trouver une amorce à l’analyse des autres études et projets.
La situation de blocage dans laquelle se trouve la ville de Sfax et son agglomération transparaît dans le contenu d’un très grand nombre d’entres elles. Tout comme les informations résultantes des visites de terrains4 et les rencontres avec certains acteurs territoriaux institutionnels ou associatifs, l’analyse des documents traités nous renvoient à cette image peut être simpliste mais très éloquente et imagée de la ménagère qui souhaite réaliser le gâteau qu’elle imagine. Plutôt que de consulter un livre de recette, elle tâtonne. Résultat, elle passe d’une main à l’autre la patte du gâteau qui devient de plus en plus collante ! Et après des semaines « d’immersion studieuse » consacrées à la lecture attentive de cette masse d’informations, sauf pour quelques exceptions qui seront soulignées, les études paraissent répétitives. Elles parlent de stratégies, mais comme pour « l’arlésienne » ont les cherche !
Malgré tout, les premiers renseignements qui transparaissent à l’analyse des études permettent de comprendre ce qui s’est déroulé, et les conséquences encore évidentes sur le plan territorial.
Comme l’a indiqué Ali Bennasr, Sfax a été longtemps coupée de son arrière pays. Ses activités étaient maritimes et tournées vers la Méditerranée. C’est seulement avec le protectorat que les colons vont exploiter l’arrière pays et planter la fameuse oliveraie de Sfax. Cette étape constitue une première rupture dans l’usage ancestral du territoire, mais surtout une fracture au niveau des mentalités entre les citadins et les habitants de l’inter land qui étaient des éleveurs nomades. Le problème des mentalités apparaît dès les premières études comme essentiel. Il y a une sorte de confrontation entre la population locale dynamique qui souhaite développer ses activités économiques et une population qui vient de l’intérieur. Cette population est, d’une part, conservatrice, mais aussi, elle n’a pas d’attache patrimoniale avec le territoire et surtout la ville. Le premier enseignement des études est que la ville n’est pas la réelle expression de la région.
De nombreuses études confirment que les années 1970 sont le point de rupture avec l’aménagement traditionnel de la ville par l’augmentation d’implantations de lourds complexes industriels sans aucune étude d’impact sur le territoire.
Un autre obstacle à l’origine des dysfonctionnements, qui est latent dans les études mais toujours évoqué par les témoins rencontrés, est que malgré son grand potentiel humain, politiquement la région se sent délaissée sur le plan national. Le problème du rapport entre Sfax et l’Etat crée une tension. La sensation pour les sfaxiens d’être marginalisés, mal aimés par le pouvoir central a ainsi par répercussion provoqué un renfermement qui s’accompagne par une non observation, voire un mépris des règlements relevant de ce même pouvoir central.
La fronde aux règles est résumée parfaitement par Ali Bennasr5 : «… L’étalement exprime une faible maîtrise de l’espace qui se traduit par la prolifération de l’habitat spontané et l’incapacité des infrastructures à suivre le rythme d’urbanisation. Ainsi, la généralisation de l’usage de la voiture privée au détriment des moyens de transport en commun, apparait comme une manifestation de l’étalement urbain. L’étalement résidentiel traduit toujours une aspiration à la maison individuelle que toutes les offres publiques et privées de logements collectifs n’ont pu infléchir. Caractérisé par une rétention, un filtrage familial et un gaspillage énorme, le problème foncier se voit être à l’origine de cette situation. Basée sur l’analyse de l’image satellitaire de Sfax, cette étude a voulu montrer comment la ville étalée, tout en se dilatant et rongeant sa périphérie, renferme des réserves non négligeables, mais non maîtrisé, pouvant recentrer son urbanisation dans les limites de l’assiette communale actuelle… ».
Les fondements d’un dysfonctionnement deviennent évidents. Ces dysfonctionnements ont pour cause, le fait que le développement économique a prévalu sur la gestion environnementale. Force est de constater que la ville et son agglomération souffre d’une gestion anarchique sans concertation et du non respect des plans d’aménagement qui sont rédigés, décris, et commentés dans les études. Propositions de plans et études s’accumulent sans incidences sur la gestion urbaine et territoriale. La résultante est celle d’une ville polluée qui subit cette situation, et doit faire face à toute une série de problèmes qui sont la matière première des études.
Initiée en 2006, une étude sur la stratégie du développement6 de la ville va constituer non seulement une base de réflexion mais également une analyse qui fera date. Cependant il est consternant de voir que depuis non seulement ces dix dernières années, mais déjà depuis 1972 avec le PAU de Sfax, les outils pour le développement de la ville étaient en place mais n’ont pas été utilisés comme il se doit. Et les années 1970/1985 on été celles d’un développement « sans conscience » du lendemain qui a conduit à une mise à sac du territoire.
La synthèse des informations retranscrites dans les divers documents donne le ton et le trop répétitif catalogue, listé dans les nombreux documents pris pour références, est couronné par la construction de Sfax El Jédida. Cet aménagement pourrait être qualifié de vente de l’âme d’une ville au diable, c’est-à-dire au mirage des investissements exogènes.
Force est de constater une impression d’impuissance totale ou, pire, de refus de prise de position citoyenne où l’anarchie la plus totale a été la règle du jeu de l’aménagement du territoire.
En dépit des dispositions adaptées à la situation territoriale de la ville de Sfax et de son agglomération, les mécanismes du développement de la ville ont été caractérisés par une migration résidentielle vers les jneins au détriment de ces derniers en créant un zone pavillonnaire sans âme, qui a bétonné le territoire avec le passage des parcelles à bâtir autorisées de 900/1 200 m2 à 400/500 m2 a été fatale à la respiration du paysage urbain.
C’est un véritable gâchis au bénéfice d’une plus value foncière évidente mais à court terme. Nous sommes bien loin d’un développement durable. Un territoire traditionnellement couvert de jardins et devenu un territoire « tablette de béton » avec tous ces pavillons plus ou moins vastes, plus ou moins luxueux, ou la présence des végétaux est devenu une exception, comme s’ils étaient des éléments nocifs à l’aménagement urbain et tout particulièrement des zones résidentielles !
Il en a été de même avec le littoral qui a accueilli, outre l’emprise des salines qui malgré leur exploitation à des fins industrielles constituent un espace qui conserve un potentiel environnemental non négligeable, toutes les installations industrielles polluantes en particulier la NPK et la SIAPE vont y être installées. La ville va être coupée de la mer. Le détournement de la ligne de chemin de fer lors de la construction de Sfax El Jadida va constituer la dernière barrière entre la ville et le port, faisant perdre au bassin de la corniche son ouverture vers la mer malgré le pont ouvrant qui n’a jamais été mis en circulation.
Ainsi un « étouffement » de la ville est survenu entraînant de graves distorsions.
Et pourtant Sfax et son territoire présentaient et présentent toujours de grands atouts !
Aussi il est indispensable au vu de toute cette production et matière intellectuelle, constituée par les études et intentions de projets, d’essayer de décrypter les pistes de sortie du marasme urbain qui sévit depuis plus de 20 ans à Sfax et vérifier si ces études peuvent servir de guides. Effectivement toutes les études analysées corroborent les tendances qui suivent et qui, comme un leitmotiv sont répétitives, mais elles éclairent sur les points les plus sensibles qui doivent permettre de trouver des solutions.
Une étude en particulier7 synthétise les pistes fondamentales. Malgré les outrages subis et la perte de ses réelles fonctions, la Médina est toujours le marqueur identitaire du territoire, pour les sfaxiens comme pour les visiteurs. Ses liens urbanistiques avec le quartier « européen »
sont évidents et doivent être travailler avec finesse. C’est là, où dans les zones limitrophes que se concentrent toutes les activités de services de la ville.
Quant au port autre symbole identitaire de la ville, il doit être repensé dans son fonctionnement. Ces espaces doivent voir leurs destinations modifiées. De nombreux bâtiments industriels pourraient être réhabilités et devenir sièges de services publics. Les autorités portuaires et les sociétés civiles se questionnent et s’opposent, entre un soucis de maintien des activités portuaires dans la ville en essayant de tirer le meilleur parti dans un souci d’efficacité et de bon usage des lieux, et la demande de la part de la société civile qui est celle d’un déménagement du port et d’un transfert vers le port de Skira de certaines activités, transfert qui a déjà commencé, ou vers d’autres espaces sur le littoral sud. Ce linéaire littoral important, est certainement la zone d’expansion où se situe le futur de la ville. Taparura est au centre de ce territoire littoral. La réussite de son aménagement est la clef de voûte de ce futur. Il devient donc évident qu’il faut encourager une nouvelle politique imaginative de l’aménagement urbain. Cette zone de Taparura est complémentaire au centre-ville et contiguë avec la zone portuaire. La zone comporte d’importantes réserves foncières mitoyennes aux réserves foncières du chemin de fer et où se trouvent des bâtiments industriels qui pourraient faire l’objet de restauration et d’une réaffectation d’usages aux bénéfices, pourquoi pas, d’équipements de l’Université offrant à cette dernière un encrage au centre-ville
Mais ces transformations ne peuvent se faire sans un changement radical des mentalités.
Peut être une des clefs de compréhension nous est offerte à nouveau par Ali Bennasr8
« Le problème de l’aménagement de Sfax est fort complexe. Dans une ville où les parcs de logements et de locaux commerciaux sont en surabondance (1/5 des logements sont vacants et autant pour les magasins – INS, 1994) le projet dans sa totalité apparait comme non productif dans une ville secouée par la mondialisation et qui se sent délaissée par l’Etat, le problème primordial de l’aménagement de Sfax reste celui de l’orientation des investissements locaux vers des secteurs productifs ».
Cet article souligne combien les problèmes majeurs qui, non seulement, constituent un frein au développement durable de la ville, mais, qui peuvent conduire à une faillite urbaine comme celle de Sfax El Jadida, tout particulièrement pour le projet Taparura, sont ceux des mentalités. La vision à court terme, l’appât du gain par le démembrement des parcelles sans respecter les surfaces constructibles autorisées, a produit le sac territorial de la zone des jneins et perdure.
L’ensemble des observations et analyses conduites sur l’agglomération sfaxienne, nous amènent à penser que le développement de la ville s’est « emballé » et qu’il n’a pas été maîtrisé. Les réalisations on été pensées et faites avec une notion d’immédiateté de résultat. Nous sommes loin d’une idée de durabilité. Il est indispensable aujourd’hui de marquer un « temps d’arrêt », de développer une réflexion concertée dont la résultante sera une politique stratégique à la fois modeste et ambitieuse.
La démarche de tous les acteurs, institutionnels et membres des sociétés civiles doivent procéder avec modestie, avec un choix d’actions raisonnées, pouvant être réalisées les unes après les autres, voire même testées pour être certains de leurs bons usages et de leur réception auprès des usagers, et naturellement s’inscrivant dans une vision durable du projet de ville.
« Peut être aussi que la ville où nous vivons, tout comme notre famille, nous l’aimons parce que nous n’avons pas d’autre solution !
Mais il faut inventer les lieux et les raisons à venir de notre amour pour elle »9
1 Italo Calvino: Les villes invisibles, 1993
2 Un milieu menacé : les jardins de Sfax.- Jean Poncet
In: Méditerranée, troisième série, tome 35, 1-2-1979. L’homme et son milieu naturel au Maghreb. pp. 107-112.
3 Ali Bennasr : Sfax : de la ville régionale au projet de métropole, in Centre de publication universitaire. Mondialisation et changement urbain, Centre universitaire, 2010
4 Une série de rencontres et visitent de terrain ont été organisées en octobre 2015. Elles nous ont permis d’acquérir un ressenti pertinent de la perception de la ville et son territoire par un panel d’acteurs locaux.
5 in : L’étalement urbain de Sfax. Revue Tunisienne de Géographie, 2003
6 Projet SMAP III. (2006-2008) Stratégie de gestion intégrée de la zone côtière sud du Grand Sfax. Rapport de synthèse Global et Plan directeur de gestion intégré. Publié en 2009
7 Stratégie de Développement du Grand Sfax 2016 : Une Approche Participative, sous la direction de Mohamed HADJ TAIEB Président de la Municipalité de Sfax de Janvier 2008
8 Un nouveau centre pour Sfax : El Jadida, in Revue tunisienne de Géographie, 2003
9 Orhan Pamuk : Istanbul : Souvenirs d’une ville, 2003
Par Christiane GARNERO MORENA, Analyste territoriale, membre d’ICOMOS France
Article paru dans Archibat tiré à part Sfax à l’horizon 2050 – Juin 2016