La demeure, créée par Robert Mallet-Stevens, accueille une exposition qui met à l’honneur son architecture d’avant-garde
Pendant les près de cinquante ans au cours desquels Charles (1891- 1981) et Marie-Laure de Noailles (1902-1970) l’habitèrent, le Clos Saint-Bernard est resté un emblème d’architecture d’avant garde, d’idéal de vie au grand air, d’effervescence artistique et intellectuelle. Ces jeunes gens bien nés, qui partageaient une même passion pour l’art, le design, la littérature, le surréalisme, la musique contemporaine, s’étaient tournés, au lendemain de leur mariage, vers Robert Mallet-Stevens (1886-1945), jeune architecte inconnu à l’époque qui travaillait surtout pour le cinéma (il avait notamment réalisé les décors de L’Inhumaine, de Marcel L’Herbier, en 1924). Sur le terrain situé sur les hauteurs d’Hyères (Var) qu’on venait de leur offrir, ils lui ont demandé de leur construire, en 1923, une « petite maison qui soit intéressante à habiter ». Le résultat ne les déçut pas, et ils en demandèrent encore.
La Villa Noailles, comme on l’appelle aujourd’hui, se développa ainsi par étapes jusqu’à devenir ce fascinant agencement de technologie et de nature, de modernité et d’archaïsme, de petites pièces à vivre, de grands espaces extérieurs, d’interminables escaliers pentus creusés dans des couloirs voûtés, intégrant dans une esthétique de paquebot des éléments d’architecture ancienne présents sur le site aussi bien que des équipements sportifs de pointe comme on n’en avait encore jamais vu dans une maison individuelle (sublime piscine intérieure, salle de squash…). Une mécanique sophistiquée permettait, en outre, de reconfigurer l’espace habitable au gré des saisons et des envies, de faire disparaître les baies vitrées dans le sol, de replier comme des volets la cloison en miroir de la salle à manger ou les parois vitrées de la chambre en plein air… Cent ans après sa création, le parfum de jouvence qui flotte entre ses murs doit autant à l’architecture de Mallet-Stevens qu’aux bouquets qui embaument ses différentes pièces. Et la programmation qu’y orchestrent Jean-Pierre Blanc, le directeur, et ses équipes depuis qu’elle est devenue, en 2003, après deux phases de restauration, un centre d’art contemporain, en exalte les essences. L’exposition « Fragments d’architecture », qui ouvre la saison du centenaire, en témoigne avec grâce. Les commissaires, les architectes de l’agence MBL, ont eu la bonne idée, plutôt que de resservir telle quelle l’histoire déjà richement documentée, maintes fois exposée, de ce chef-d’œuvre d’architecture moderne, de le démembrer entièrement pour l’attaquer par le détail. Ils ont sélectionné dix fragments et consacré à chacun d’eux une installation qui comprend : une petite maquette fidèle à la forme du fragment, une sélection d’archives (photos, dessins, correspondance…) à fort potentiel narratif, et une interprétation contemporaine du fragment au présent par un architecte ou un artiste. Présentées dans les salles voûtées de l’ancienne abbaye, dans une scénographie minimaliste fort élégante, ces micro-expositions opèrent comme autant de carottages dans l’épaisseur du temps. En reconnectant l’architecture avec son époque, en l’analysant à la lumière des passions qui animaient les protagonistes, en faisant revivre les conflits qui ont pu les opposer, elles valorisent ces dimensions si essentielles de l’architecture et trop souvent ignorées que sont les rapports humains, l’accident, la contingence, le travail du temps… Fresque bizarroïde Ainsi apprend-on qu’un projet de belvédère a opposé, pendant un temps, Robert Mallet-Stevens, qui y tenait mordicus, au vicomte de Noailles, lequel, attaché à l’idée que l’architecture de la maison devait se fondre dans le paysage, n’en voulait pas. Le jeune maître d’ouvrage a finalement laissé son architecte aller au bout de son idée, mais le résultat construit n’a fait que renforcer sa position, et il a fait raser le belvédère. Autre histoire fascinante, celle de la Chambre des fleurs, petite pièce spécialement conçue pour l’activité de fabrication de bouquets. A-t-on déjà vu élément de programme plus poétique ?
Elle est équipée d’un ingénieux système de trappe et de miroir qui permet d’intensifier la lumière du jour à l’intérieur, et ses murs sont peints d’une fresque bizarroïde, composition de formes géométriques noires, jaunes, rouges. Le dessin est de Theo van Doesburg (1883-1931), un des fondateurs du mouvement De Stijl. Mais il fut mal exécuté. Le peintre n’ayant pu se rendre sur place, les ouvriers ont eu le plus grand mal à interpréter la représentation en forme de croix qu’il leur avait transmise et ont peint un des panneaux la tête en bas.
Le parcours se clôt avec la Passerelle des invités, un ouvrage en pierre aujourd’hui disparu qui a relié pendant un temps un des jardins de la villa au château médiéval situé en surplomb. Le fragment a inspiré à l’architecte togolais Allan Mensah une maquette aussi délicate qu’expressive : une longue et fine passerelle blanche suspendue dans le vide qui relie entre eux des espaces domestiques fantasmagoriques d’échelles diverses, que de petits personnages, de petits éléments de mobilier viennent rehausser de touches colorées. Un émouvant hommage à l’architecture utopique de cette villa et aux innombrables possibilités qu’elle offrait de réinventer la vie.
Isabelle Regnier
Fragments d’architecture. Villa Noailles, 47, montée Noailles, Hyères (Var). Jusqu’au 28 mai, du mercredi au dimanche, de 13 heures à 18 heures. Entrée libre.