Le métier d’architecte relève de la création intellectuelle, artistique et technique. Il représente en ce sens un des témoins d’une époque donnée ; un témoin de la manière avec laquelle l’être humain à une moment de l’histoire, dans une culture particulière et avec des moyens déterminés, interagit avec le monde qui l’entoure. La création spatiale que l’acte architectural offre est ainsi l’un des témoignages historiques les plus complets.
L’architecture, en devenant édifice, pérennise matériellement ce témoignage. Victor Hugo1 la qualifiait de « registre principal de l’humanité » avant que l’imprimerie ne vienne la « détrôner ». Le deuxième chapitre Ceci tuera cela de son célèbre roman Notre dame de Paris expose comment « le livre tuera l’édifice » et s’appropriera le rôle de conservateur de l’histoire.
Et si en fin de compte ceci ne tuera pas cela mais le préservera ?
Le livre, l’imprimé et toute trace d’une écriture architecturale physique ou numérique, en devenant archives contribuent d’une certaine manière à la survie de l’édifice, à sa mise en mémoire, à la continuité de son existence en tant qu’œuvre, savoir-faire et non en tant qu’ouvrage. Loin de la tuer, l’archive d’architecture, qu’elle soit matérielle ou virtuelle, donne tout son sens à l’œuvre architecturale. L’archive pérennise l’architecture en lui instaurant une valeur mémorielle.
Instaurer une culture des archives d’architecture : le pourquoi d’une structure spécifique
Si un intérêt vous prend un jour à étudier une période relativement récente de la production architecturale en Tunisie, notamment le XXème siècle, et que, porté(e) par votre ambition d’écrire ou même de comprendre scientifiquement et rigoureusement son histoire, vous vous trouverez heurté(e) à une dure réalité : Par où commencer? Où aller ? Qui consulter ?
Les sources de documentation sont éparpillées et mal communiquées. Votre premier réflexe est d’aller aux archives nationales. Sur le catalogue de consultation «Thakra», l’essentiel des documents remonte à la période du protectorat et à celles qui la précèdent. Il n’existe pas de répertoire spécifique dédié l’architecture, car les documents y sont traités comme tout matériau archivistique sans égard pour leur spécificité. Quant à la production post-indépendance, très peu de sources sont inventoriées. Ils faut sillonner plusieurs services d’archives à la recherche de l’emplacement des documents pour se rendre compte qu’en réalité un volume considérable d’archives d’architecture siège dans le bâtiment des archives nationales sans qu’il ne soit répertorié dans la base de données et sans donc que le visiteur, en quête d’information, puisse y accéder. On se perd ainsi entre les différentes entités archivistiques rattachées aux services d’architecture des divers ministères et municipalités. On peut aussi retrouver des documents architecturaux dans d’autres institutions comme le centre de documentation de l’agence d’urbanisme du Grand Tunis (anciennement District de Tunis), L’institut national du patrimoine
(INP), les différentes associations de sauvegarde des médinas, le centre national de documentation, les archives de la TAP -l’Agence Tunisienne de Presse- ainsi que dans les archives des différentes structures régionales. Après ce périple, certes riche en expériences, on retourne ainsi aux archives nationales pour retrouver les versements de la Présidence de la République et des ministères et dont on a eu connaissance par des bruits de couloir. Les archives ministérielles représentent en réalité un stockage temporaire en attente de transfert aux archives nationales. Une fois centralisées il faut connaître leur existence pour y accéder…
Les archives du service technique de la municipalité de Tunis sont quant à elles nettement moins organisées et dans un état plus détérioré. Il n’existe pas d’inventaire précis les rassemblant et beaucoup moins de cadre correct les conservant. Pourtant si on y plonge, on découvre des richesses innombrables quasiment abandonnées et dont la valeur est largement sous-estimée. On a pu, à titre d’exemple, consulter les dites archives dans la période de leur transfert depuis
L’ancien bâtiment de la rue Carthage à Tunis à leur nouvel emplacement dans l’ancienne maison du parti destourien à la Kasbah, en 2013. Un volume impressionnant de documents d’architecture pas du tout appréciés à leur juste valeur gagnerait à être mis en évidence comme une richesse archivistique source de savoir.
Au delà de ces institutions officielles, certaines structures privées à l’image de « Beit il Bennani » proposent un contenu archivistique architectural intéressant, notamment en photographie et dont l’accès reste bien évidemment payant. Plusieurs archives d’architecture tunisienne restent aussi dans les agences privées des architectes ou chez leurs héritiers (par d’exemple les archives hérités par la famille de Taieb Haddad). Il s’agit du maillon le plus faible de la chaine de part le statut délicat de ces documents aux droits d’auteur. Entre inconscience de leur valeur et de ce qu’il peuvent apporter en terme de savoir historique et technique, peur de leur dégradation et différends familiaux (les archives d’Olivier Clément Cacoub restent inaccessibles pour des raisons d’héritage), la recherche, l’écriture de l’histoire et la culture architecturale se trouvent freinées face à de tels obstacles.
Instaurer une culture d’archives d’architecture c’est assurer le passage du relais du savoir-faire architectural au-delà de l’objectif d’historiographie qui paraît de prime abord le premier enjeu. Par ailleurs, souvent, dans des projets de réaménagement, le recours a des opérations de relevés couplées à une série d’hypothèses d‘évolution sont le seul moyen pour retracer l’histoire d’un édifice. Pourtant si une culture archivistique était installée dans le corps du métier, la sauvegarde de la documentation afférente serait une évidence et la consultation du fonds d’archives correspondant serait un automatisme avant toute intervention.
La culture des archives commence notamment au sein des structures de l’État en charge de la production architecturale mais aussi dans les agences d’architecture. Il paraît dans ce sens impératif de relever l’importance des archives dès la formation universitaire de l’architecte, qui en tant que concepteur, relaye la culture et l’héritage de l’humanité, et se doit ainsi de se doter de compétences archivistiques.
Les archives sont un trace historique. Mais, elles servent aussi à l’architecte pour se construire un répertoire référentiel de ses réalisations, utile notamment dans la soumission de dossiers dans des concours et même dans la définition de la particularité de ses œuvres. On se trouve, d’ailleurs, confronté informellement à cette problématique dès nos études, notamment pour créer son book et postuler pour des stages ou, plus tard, un emploi. Cet acte de sélectionner ce qui est à conserver dans l’ensemble de ses réalisations est au cœur du repérage du contenu archivistique. Y être formé(e) pendant ses études permet d’acquérir des réflexes qui instaurent notamment une culture des archives dans le métier d’architecte.
Qu’archive-t-on en architecture ? Quelles archives privilégier : physiques ou Numériques ?
De prime abord, on archive ce qui dans le futur devrait avoir de l’intérêt historique, technique, pour les générations à venir. La particularité des fonds d’archives d’architecture réside dans la diversité des formats des documents, du volume important qu’ils représentent ainsi que dans leur statut même et l’usage qu’on en fait.
Les documents produits par les architectes correspondent essentiellement à trois volets du métier :
- Le volet création qui relève plutôt du travail artistique et que les croquis, esquisses et premiers modèles matérialisent.
- Un deuxième volet plus détaillé et qui se rattache plutôt à ce qu’on peut désigner par la « technique » et qui englobe les plans côtés, les détails d’exécutions et les pièces écrites destinées notamment à l’exécution du projet.
- Certains autres documents relatifs à l’édifice et qui ne font pas partie du processus conception exécution.
Citons notamment les photographies et vidéos, les entretiens des maîtres d’œuvres, ou encore les sources qui relèvent de la réception comme, des articles de presse spécialisée ou quotidienne évoquant les projets en question.
Une hiérarchie dans les archives est donc importante d’autant plus que le matériau en question représente un volume énorme et diversifié. Un tri et une sélection basés sur une politique de classement bien définie sont ainsi impératifs. Ils servent à optimiser ces archives en terme d’espace mais aussi à les rendre plus intelligibles aux futurs usagers.
Archive-ton par thème ou chronologiquement ? Par architecte ou par période historique ou encore par lieu ? Tout dépend de la visée des archives, de leur nature, de l’échelle de l’intervention architecturale.
On n’archive pas de la même manière dans un centre national que dans une jeune agence ou dans une structure privée. Le matériel archivistique n’est sans doute pas pareil quand l’acte d’archiver se fait au fur et à mesure de la création architecturale que s’il est fait à posteriori et avec un regard rétrospectif et par autrui.
Quel format privilégier ? le matériel ou le virtuel ? Certes, le numérique a pris le dessus ces dernières décennies dans les documents produits par les architectes, néanmoins certains types de documents papiers gagnent de l’intérêt notamment les esquisses et les croquis sans oublier l’importance de la maquette comme véritable modèle physique de l’espace créé. Il faudrait ainsi penser ces archives à la lumière de cette dualité physique-numérique. Le virtuel facilite le repérage, l’accès et le stockage mais il présente aussi ses limites notamment l’investissement pour la numérisation des anciens documents, le risque de perte de données, la protection des droits de consultation… Le format de conservation, matériel et/ou virtuel, reste spécifique à la nature du fonds en question.
La réflexion sur la création de centres d’archives spécifique à l’architecture a commencé à s’imposer dans le monde dès les années 1980. Une prise de conscience qui a poussé le conseil international des archives CIA à créer la section des archives d’architecture. Un Comité des archives d’architecture constitué d’experts œuvre, dans ce cadre, pour la reconnaissance mondiale des archives d’architecture et la mise en œuvre des meilleures pratiques pour les conserver et les valoriser. Ce Comité a publié un ouvrage fort intéressant qui sert de repère et de guide dans la création des centres d’archives d’architecture. Le Manuel de traitement des archives d’architecture XIXe-XXe siècles se propose de fournir les informations 2 essentielles sur le traitement quotidien des archives d’architecture. Cette expertise est nécessaire pour la création d’une structure tunisienne suivant un protocole validé internationalement et adapté à la spécificité des documents d’architecture.
La Confédération internationale des musées d’architecture ICAM regroupe des musées, des centres et des collections dédiés à l’architecture. Elle œuvre pour une meilleure compréhension de l’architecture et permet une circulation réglementée des documents. Une fois créées, faire partie de se réseau permettrait aux futures archives d’architecture en Tunisie d’évoluer et de s’enrichir des expériences et des collaborations avec des structures pour lesquelles la mise en mémoire est devenue une tradition. Un transfert de savoir-faire peut ainsi se mettre en place permettant notamment la circulation de documents d’archives entre différentes institutions. À titre d’exemple, du fait du protectorat, plusieurs archives de réalisations d’architectes français (Pierre Vago, Jacques Marmey…) en Tunisie se trouvent à l’Institut français d’architecture à Paris et pourraient bénéficier dans le cadre d’une coopération d’un transfert temporaire aux futures archives tunisiennes. D’autres compléments d’archives d’architectes italiens (Raffaelle Contigianni, Ludovico Quaroni, Vincenzo Monaco… ) ou d’architectes français (Bernard Zehrfuss, Aimé Krief…), présents notamment aux archives nationales, peuvent à leur tour être prêtés à des institutions italiennes et françaises. Plusieurs campagnes d’emprunts de fonds d’archives pourraient être organisées dans un cadre institutionnel bien réglementé.
Un chemin semé d’embuches…
Les contraintes à l’instauration d’une culture des archives d’architectures en Tunisie sont nombreuses. Parmi les plus notables, on peut évoquer la conscience même de l’importance et de la spécificité d’une telle démarche. Si pour le public savant, architectes et divers corps de métiers qui afférent à l’édification architecturale, le rapport à l’histoire et à la valeur de la mémoire est compliqué, le grand public n’est même pas initié au fait architectural originel. Le métier d’architecte, est malheureusement, loin d’incarner sa juste valeur en société. Quant au public averti, pas forcément de spécialité mais qui dispose d’une culture architecturale susceptible de lui conférer de l’intérêt à une telle démarche, il est très rare. Ce frein reste cependant un argument de plus en faveur de la création d’archives d’architecture afin de changer la perception sociale de l’architecte et de l’histoire de l’architecture. Les archives d’architectures seraient, à long terme, un moteur de la vulgarisation et de la diffusion de la culture architecturale.
Par ailleurs, le frein de l’accès même aux dites archives est aussi présent. Souvent gérées par un personnel formé uniquement à la documentation et qui, de plus est, dispose d’inventaires aussi incomplets qu’imprécis, la requête initiale est généralement incomprise menant à l’échec. Pourtant, le plus souvent les documents en question existent dans ce fonds d’archives et restent sous les poussières. Cette contrainte du personnel non qualifié a notamment été soulevée dans le rapport de la cour des comptes de 2009 sur l’établissement des archives nationales. Elle amène ainsi à réfléchir à un nouveau profil d’architectes spécialisés dans les archives ou encore à l’émergence d’archivistes d’architecture : des métiers à penser.
Enfin, il ne faut pas oublier l’éthique même de la mise en mémoire et l’essence du devoir de transmission de l’héritage aux générations futures qui est loin de se limiter au domaine architectural pour englober la conscience même de la valeur du patrimoine dans l’esprit du citoyen.
La vente aux enchères des manuscrits et objets ayant appartenu à feu Habib Djellouli sortis récemment d’une manière illégale de la Tunisie fait partie de ces faits, le plus souvent non autant médiatisés, qui témoignent de ce manque de conscience de la valeur de tels objets qui matérialisent la mémoire d’un peuple. Cette réalité amène à penser qu’il est impératif que la structure créée soit souveraine, indépendante de tout conflit d’intérêts qui mettrait en péril les archives.
En pratique…
Le centre d’archives d’architecture devrait être créé comme une structure de l’État. Il pourrait notamment s’agir d’une entité rattachée, institutionnellement et pas forcément spatialement, aux archives nationales qui disposent d’ores et déjà d’un fonds d’architecture très intéressant. Une telle entité pourrait idéalement être implantée aux abords de l’école nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis, ENAU. Elle profiterait d’un climat savant, propice, grâce à des intervenants d’ores et déjà conscients de la valeur d’une telle démarche.
La création débuterait par une première phase de repérage et de collecte qui serait l’objet d’un nombre de thèses de doctorat, de contrats post-doctoraux et/ou de projets de recherche menés par de jeunes chercheurs et des enseignants-chercheurs de l’ENAU. La fabrication même des archives deviendrait au centre du travail de recherche en question. Elle pourrait aussi être une source de financement et une diversification dans les visées des recherches. Durant cette phase, l’identification, le tri et l’inventaire des documents en question auraient lieu. Cette phase serait aussi celle de la formation d’un nouveau profil d’architecte : l’architecte-archiviste qui devrait aussi être aidé par l’archiviste-architecte. Le premier serait un architecte de métier avec une formation en techniques d’archives, le second, un archiviste à l’origine, ayant acquis une culture architecturale nécessaire pour la compréhension de la spécificité du matériau archivistique en question. Durant cette phase la définition des critères de classement opèrerait après l’étape de repérage des documents et se terminerait par la description des fonds en question.
La deuxième phase concernerait la conservation. Elle relèverait essentiellement de l’aspect physique des archives : l’aménagement de l’édifice dédié à l’entité en question, les différents espaces (rayonnage), physiques (respectant les conditions de température et d’humidité…) et virtuels (équipement en serveurs et logiciels pour le stockage), de restauration et de consultation du matériau archivistique, les salles et les modalités d’accès aux documents, et enfin la mise en place d’une base de données consultable avec des instruments de recherche dédiés.
Une troisième phase aurait pour dessein la valorisation et d’exploitation de ce matériel archivistique. le fonds, une fois construit, permet un retour à la recherche. Il redeviendrait ainsi à son tour un matériau à explorer. Il constituerait ainsi plusieurs corpus à étudier et alimenterait le savoir architectural. Une dynamique de la culture architecturale se mettrait aussi en œuvre notamment avec des expositions, des publications périodiques. En outre, des ateliers pourraient être orientés aux plus jeunes. Un travail de vulgarisation de la culture architecturale pourraient ainsi être fait dans ce cadre. La conscience de la valeur de nos villes passe impérativement par la conscience de leurs architectures. Ce n’est qu’à travers un transfert de la culture architecturale du savant au grand public qu’un tel processus fonctionne.
Certes, les priorités ne sont pas, ces temps-ci dans notre cher pays, à la valorisation de la culture architecturale ni à son histoire. Certes, le manque de moyens de l’État et de ses différentes institutions est un véritable frein à une telle démarche. Il faut néanmoins garder l’espoir que l’architecture reprenne sa place dans la culture spatiale du citoyen. Garder l’espoir que l’histoire et ses artefacts, que l’hérité soient une source d’inspiration pour la pratique architecturale. Les archives d’architectures devraient être un pilier de l’instauration d’une telle culture.
Par Dr. Olfa BOHLI NOURI, Chercheure en histoire de l’architecture
Cet article a été publié dans Archibat 50 Novembre 2020 Pages 10 à 14
Pour aller plus loin :
Manuel de traitement des archives d’architecture, XIXe-XXe siècles, Conseil international des archives, Paris : ICA/P-AR, 2000, 144 p.
Peyceré, David, et Wierre, Florence dir., Architecture et archives numériques : l’architecture à l’ère numérique, un enjeu de mémoire, Paris : Éditions Infolio, 2008, 576 p.
1- Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1832, Livre V, Chapitre 2
2- Manuel de traitement des archives d’architecture, XIXe-XXe siècles, Conseil international des archives, Paris : ICA/P-AR, 2000, 144 p.