Nombreux sont les architectes qui, en plus de leur exercice professionnel en agence, se consacrent à d’autres pratiques créatives. Leur motivation n’est pas toujours la même. Les raisons qui les poussent à le faire sont souvent personnelles et liées à leur propre parcours ou leur vision des choses.
Pour certains, la création d’objets s’inscrit dans le prolongement de leur pratique architecturale. En l’occurrence, beaucoup d’architectes se livrent à une conception d’un espace, en imaginant tous les détails y compris les aménagements intérieurs et le mobilier. Souvent, cette démarche globale est une volonté de l’architecte d’affirmer l’identité de son projet et de préserver la cohérence de l’univers qu’il cherche à créer. Cette approche était plus évidente et courante, par le passé, comme dans la maison sur la cascade où Frank Lloyd Wright a dessiné tous les détails de menuiserie et le mobilier, les projets de Le Corbusier où ce dernier a collaboré avec Charlotte Perriand pour imaginer le mobilier qui s’emboitait sur mesure dans son architecture, ou encore, les œuvres de Antonio Gaudi où rien n’échappait à l’imaginaire de l’architecte, y compris les poignées de portes et la robinetterie.
Autrement dit, l’architecte a toujours été familiarisé avec le design. Le Bauhaus l’a bien prouvé.
Toutefois, l’on constate aujourd’hui, que les architectes s’impliquent moins dans cette approche, étant couteuse en temps et en énergie. Pour cela, certains autres architectes se consacrent à une activité artistique, non pas dans le prolongement de leur métier, mais dans une sorte de parenthèse, de refuge et d’échappatoire, à la recherche d’une expérience différente de leur métier.
Beaucoup d’architectes avouent, souvent, se sentir frustrés par la réalité du métier et impuissants face à l’impossibilité de réaliser pleinement leur conception architecturale, avec la liberté qu’ils désirent avoir et la fluidité qu’ils s’imaginent.
En effet, le projet architectural étant au centre de plusieurs intervenants, n’est pas toujours sous le contrôle total de l’architecte. Faut-il encore, aussi, que le maître d’ouvrage et le maitre d’œuvre soient alignés dans leurs visions des choses et leurs choix. Mais encore, le processus de création architecturale, depuis la phase de conception jusqu’à la réalisation, est parfois lent et beaucoup trop long.
Lorsqu’il conçoit des objets, l’architecte peut jouir de la concrétisation de sa conception, dans un temps assez court, même s’il doit passer par une phase de recherche et de test, avant de se lancer dans la production.
Depuis toujours, l’architecte cultive un lien très particulier avec la matière. Il aime tester, expérimenter, toucher etc. Le design offre une échelle de manipulation de la matière beaucoup plus accessible que l’architecture et un champ de manœuvre plus vaste.
La conception architecturale est, certes, une gymnastique mentale très pointue, et la pratique du métier engage des responsabilités assez lourdes. Et, pour arriver à faire aboutir une œuvre architecturale sans que les rêves de l’architecte ne soient compromis, la lutte est quotidienne et le chemin est laborieux. Concevoir des objets, c’est rêver et jouer, avec plus de liberté.
Le design est le terrain de jeu des architectes. Il n’en est pas moins un domaine de création qui nécessite de la recherche, de la maitrise et de la précision.
Ces témoignages de quelques architectes qui ont étendu leur champ de création vers des domaines plus vastes, montrent un épanouissement certain, qu’ils avouent ne pas être toujours en mesure d’atteindre dans leur quotidien en agence.
Emna Bouraoui & Yosr Boushaba, EY Atelier
Yosr Boushaba, designer, diplômée en design produit de l’école des beaux-arts de Tunis et Emna Bouraoui, architecte, diplômée de l’école d’architecture de Strasbourg, ont créé EY atelier, en 2017, pour partager ensemble leur passion pour le design. Leurs recherches sont orientées vers l’ergonomie et l’usage. Elles réinterprètent aussi des modèles ou concepts d’objets ou mobilier traditionnels tunisiens. Leurs objets ont été exposés en Tunisie et dans différents pays. En 2019, elles remportent le prix du meilleur produit dans le cadre de la design week, à Tunis.
F.L – Quel lien percevez-vous entre le processus de création d’un objet et celui d’un bâtiment ?
E.B – « Pour moi, il s’agit du même processus. La différence entre les deux, c’est une question d’échelle. L’autre différence aussi, c’est qu’en architecture, la fonctionnalité et l’usage sont toujours au centre de la réflexion, alors que dans le design, tout dépend de l’objet à concevoir. Mais en général, il s’agit de réfléchir à l’ergonomie, que ce soit dans le rapport de l’homme à l’objet qu’il va utiliser ou bien dans le rapport de l’homme à l’espace qu’il va « pratiquer. Par ailleurs, dans notre démarche de conception, Yosr et moi, il s’agit réellement d’un processus de création « à quatre mains ». Cette manière de réfléchir et de créer n’est pas toujours faisable en architecture. Je pense aussi, que le niveau de complexité, en architecture est nettement supérieur et le temps de réalisation également ».
F.L – Comment choisissez-vous la nature de l’objet que vous décidez de concevoir ?
E.B – « Cela dépend, mais, en général, le point de départ, c’est une forme, une géométrie que l’on cherche à explorer, manipuler, transformer…etc. Mais, on peut partir aussi du concept d’un objet traditionnel comme la table basse ou le banc, et on s’amuse à l’analyser, l’interpréter pour lui donner une nouvelle écriture, à travers de nouvelles formes. C’est très amusant de détourner un objet de sa fonction de départ et de lui donner une nouvelle fonction, ou forme ».
F.L – A part la création d’objets et l’enseignement de l’architecture, quel serait l’autre domaine d’extension de votre métier d’architecte ?
E.B « Le paysagisme et la conception de jardins. Lorsqu’on conçoit des espaces, en architecture, les intérieurs se prolongent vers des aménagements extérieurs, où l’on projette des intentions spatiales, mais, nous ne disposons pas de l’expertise nécessaire pour les concevoir. Sinon, lorsque je conçois des objets, je fais par la suite appel à des artisans pour les réaliser. Mon rêve, c’est d’apprendre quelques métiers pour fabriquer moi-même mes objets : travailler le bois, le verre…etc. ».
Rym Yaich
Diplômée de l’ENAU, Rym Yaich a poursuivi ses études pour faire un master en sciences des formes. Elle a également intégré, pendant 6 ans, un atelier de dessin et de peinture, chez feu Mhamed Mtimet.
Après avoir fondé son agence d’architecture, elle a ressenti le besoin « d’adoucir son quotidien », dit-elle, ayant constaté la réalité assez dure du métier. Elle a commencé par expérimenter certaines matières et à multiplier les pratiques manuelles jusqu’à ce qu’elle découvre sa passion pour l’argile.Rétrospectivement, elle attribue cette révélation à la lecture d’un livre « trouver son ikigai ». Mais, elle affirme que sa passion pour la sculpture s’est manifestée depuis son plus jeune âge. Petite, elle passait des journées entières dans le jardin de ses grands-parents, à malaxer l’eau et la terre en modelant des têtes et des corps.
F.L – Quel lien percevez-vous entre le processus de création d’une sculpture et celui d’un bâtiment ?
R.Y – « Je pense que les deux passent par la même trajectoire elliptique entre le monde idéel du créateur et la représentation. C’est un va-et-vient entre l’idée et sa mise en forme avec les différents outils de représentation et les défis techniques de la réalisation. Sauf que, dans la sculpture, il y a moins de « déperdition » entre le monde idéel et la représentation finale. On maîtrise plus l’objet final. Dans la création d’un bâtiment, il existe beaucoup plus d’entrées en projet et d’intervenants, dont le principal acteur est le maître d’ouvrage, qui est à l’origine de la commande. Quand je réalise mes sculptures, je suis, à la fois, le maître d’œuvre et le maître d’ouvrage, jusqu’à ce qu’une tierce personne tombe sous le charme de mes réalisations et décide de les acquérir. Le processus de création d’une sculpture est plus individuel ».
F.L – D’où puisez-vous votre inspiration pour concevoir vos sculptures ?
R.Y – « Je découvre mes sources d’inspiration, en aval du processus de création. Elles sont multiples et se constituent petit à petit, en stratification : mes peintres préférés, des chanteurs qui m’ont bercée pendant ma jeunesse, des rencontres qui m’ont marquée, des visages avec des expressions fortes, des situations ou des émotions vécues…etc.
Et quand je sculpte, il y a comme une envie de faire ressurgir tout cela et remuer un fond de ma mémoire. Ce qui m’anime le plus, c’est de créer des personnages, leur donner une presque vie, à travers leur posture, leur expression de visage, leur regard…etc.
C’est, à la fois, un défi et un jeu ».
F.L – Qu’est-ce qui vous plait le plus dans l’argile ?
R.Y – « Dès mon premier contact avec l’argile, j’ai ressenti une alchimie totale avec cette matière. Ce qui me plaît le plus, c’est que c’est une matière qui paraît être simple et accessible mais qui, en réalité, n’est pas si facile à manipuler. Parfois, elle adhère à tes mouvements et tes intentions, et parfois, c’est toi qui dois être à l’écoute de ses exigences et de ses contraintes. L’argile offre différents degrés de souplesse. Pour la modeler, il faut s’assurer qu’elle reste humide pour la sculpter. Elle m’a appris la patience mais aussi la vigilance, la présence et l’ancrage dans le moment ».
Malek Jrad, Atelier mint
atelier mint est un espace de conception et de création artisanale, créé, en 2023, par l’architecte Malek Jrad, qui a fondé son agence d’architecture en 2010.
« chess شطرنج » est le premier objet dessiné par l’atelier mint.
Conçu par Malek Jrad, ce jeu, vieux de 1500 ans, a été réalisé dans des modèles différents, proposant une variété de pièces d’échiquiers. Plusieurs artisans ont été sollicités pour réaliser cet objet alliant plusieurs savoir-faire dans des domaines variés : la menuiserie, la sculpture, le tournage, la sérigraphie, la maroquinerie…etc.
F.L – Quel lien percevez-vous entre le processus de création d’un jeu d’échec et celui d’un bâtiment ?
M.J – « Qu’on conçoive un objet ou un bâtiment, nous devons tenir compte de certains paramètres : économiques ou relatifs au contexte…etc. Par ailleurs, dans les deux cas, ce qui est conçu est destiné à des usagers. Par contre, dans la conception d’un objet, on dispose de beaucoup plus de liberté, une liberté qu’on ne peut pas avoir dans la conception architecturale. »
F.L – Comment choisissez-vous la nature de l’objet que vous décidez de concevoir ?
M.J – « J’ai commencé à concevoir un jeu d’échec, parce que j’adore jouer aux échecs. Donc, pour cet objet en particulier, c’est parti d’une passion. J’aime tellement jouer aux échecs que j’ai ressenti le besoin de créer mon propre jeu. Mais, cela fait un moment que je m’intéresse au design et que je veux créer des objets. J’ai pensé que, pour concrétiser ce rêve, il fallait commencer par un objet qui, d’une part, m’interpelle mais qui, d’autre part, soit accessible pour moi. C’est-à-dire, un objet dont je pouvais financer moi- même la réalisation et dont je pouvais aussi contrôler le processus de création depuis la conception jusqu’à la réalisation. Bref, quelque chose de faisable à mon échelle ».
F.L – Quelle est l’époque qui vous semble la plus riche, dans le domaine du design ?
M.J – « Pour moi, c’est, incontestablement, la période « moderne » que je préfère. Le 20ème siècle, le Bauhaus, les années ’50. Même dans le cinéma ou quand je regarde la série Madman, je suis très attentif aux objets présents dans le décor. J’aime beaucoup le design de Charles et Ray Eamses. Bref, je suis amoureux de cette période, en général et de son design, en particulier ».
Texte : Fériel Lejri, architecte
Article paru dans Archibat n°59 – Octobre 2023