La conduite récente de trois études1 évoquant l’avenir des grandes agglomérations du pays et notamment du Grand Tunis est l’occasion de poser un certain nombre d’interrogations sur l’avenir de la capitale, à la fois pour ses contraintes urbanistiques et comme laboratoire de la gouvernance métropolitaine.
Avec près de 3 000 000 habitants et 36 % des entreprises économiques privées du pays, l’agglomération du Grand Tunis se présente comme le moteur économique, social, et culturel du pays, dont le dynamisme transparaît notamment dans l’extension de l’espace construit. Malgré la maîtrise démographique (moins de 4 personnes par ménage), il se construit plus de logements neufs que de besoin. Ce paradoxe, signe de phénomènes spéculatifs, engendre la raréfaction des opportunités foncières aménageables aux abords de l’agglomération, l’inadéquation entre l’offre et la demande en logements du fait des coûts fonciers, et la prolifération de l’habitat spontané en périphérie. La zone collinaire de Birine et El Attar, destinée par le Schéma Directeur d’Aménagement à abriter la croissance urbaine organisée, est aujourd’hui la proie de l’habitat informel à une échelle et à un rythme de progression remarquables du fait que l’administration s’est révélée incapable de sauvegarder le portefeuille foncier du long terme. Les institutions publiques chargées de l’aménagement foncier sont le plus souvent occupées à réaliser quelques lotissements pour les classes moyennes alors que l’habitat du plus grand nombre est délaissé par les pouvoirs publics au profit des lotisseurs informels.
Dans le même temps, l’espace régional (Gouvernorats de Bizerte, Béja, Zaghouan et Nabeul) abrite des populations et des activités économiques vivant en totale symbiose avec la capitale, profitant de ses ressources et de sa chalandise, sans que cette dépendance se traduise par un report de croissance ni par une amélioration des conditions de desserte par les infrastructures et les équipements. Les ressources et les espaces naturels du Nord Est sont utilisés sans limites par la capitale sans contrepartie significative, une posture prédatrice qui porte préjudice à la fois à l’espace régional et à la grande ville.
Ce constat, relevé par les études citées, témoigne de la non-prise en charge par les pouvoirs publics du Grand Tunis en tant qu’entité urbaine majeure, de l’absence de maîtrise des dynamiques à l’œuvre et de la non-métropolisation de l’espace régional. Les impacts de cette attitude de laisser-faire sont multiples : sociaux, économiques, financiers, environnementaux, fonciers et autres :
Les déséquilibres persistent face à l’incapacité de maîtriser les processus et d’orienter l’urbanisation selon des objectifs arrêtés.
Des retards importants marquent les projets retenus et destinés à saisir les opportunités encore disponibles (Lac Sud, RFR, Port financier, Boukhater…).
L’attractivité est sectoriellement mal distribuée (faible attractivité des activités à haute valeur ajoutée) et spatialement (gouvernorats périphériques moins attractifs).
L’intercommunalité n’est pas opérationnelle, le processus de la décentralisation est toujours en cours de démarrage et la participation citoyenne à la gestion de la ville est absente.
Pas de concrétisation des mesures dans les centres anciens.
Des décisions en suspens risquent d’impacter le développement du Grand Tunis (déplacement de l’aéroport Tunis Carthage, décentralisation de la planification urbaine).
Des retards notamment dans les grands projets urbains : routes rocades et lignes TCSP ainsi que les projets à portée environnementale.
L’environnement lacustre et côtier continue à subir les agressions de l’urbanisation en plus des perturbations liées aux effets du changement climatique.
Face à ce bilan peu reluisant, des questions de fond demeurent non posées ou sans réponses, de gouvernance territoriale et de modèle urbanistique, mettant les acteurs dans une situation d’appréhension et d’absence de visibilité.
Les questions de gouvernance territoriale
1. Qui et quelle institution se soucient de l’entité du Grand Tunis, cadre de vie du quart de la population du pays ?
Actuellement, aucune institution n’a explicitement cette charge. L’Agence d’Urbanisme du Grand Tunis n’a aucune prérogative ni autorité pour la gestion globale du territoire. Les études réclament depuis longtemps soit le changement de sa tutelle et de son statut, soit l’avènement d’une agence métropolitaine rattachée à un futur District, prévu par la Constitution de 2014..
2. Comment la grande région peut-elle profiter de la dynamique du Grand Tunis pour alléger la pression urbanistique et lui apporter un facteur supplémentaire de résilience ?
C’est un des objectifs clés de la métropolisation bien comprise qui doit instaurer un processus de co-développement entre la ville-mère et son arrière-pays dans toutes ses composantes.
3. Qui doit financer le développement urbain ?
Au-delà de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, l’avenir du Grand Tunis relève du développement global et d’une politique de la ville. Entre l’Etat, les futurs Districts, les Gouvernorats, les Communes et le secteur privé, le nouveau code des collectivités locales n’a pas précisé la clé de répartition des dépenses d’investissement. Or, cette préoccupation interpelle sur le rôle de l’Etat et des divers niveaux des collectivités, et sur la question fondamentale de l’équilibre régional et de la discrimination positive à instaurer (ou pas) entre elles.
4. Comment disposer de réserves foncières pour le moyen et long terme ?
La croissance en zone péri urbaine est tributaire de la disponibilité du foncier à des coûts non spéculatifs : éternelle équation pour laquelle la seule solution applicable aujourd’hui est celle des périmètres de réserves foncières, encadrée par les textes législatifs, mais presque jamais mise en œuvre. Face à cette problématique, la sauvegarde impérative de l’agriculture périurbaine (Mornag, Mornaguia, Borj El Amri…) se heurte aux légitimes stratégies paysannes : des enfants scolarisés attirés par la ville, des conditions de travail de plus en plus pénibles, aggravées par des phénomènes de vols de récoltes (et même de semences), le vieillissement de la main-d’œuvre et les aléas climatiques font que les propriétaires sont intéressés pour vendre tout ou partie de leurs parcelles, pour acquérir un bien immobilier en ville dont la location leur procurera une rente confortable.
Les questions de modèle urbanistique
5. Quel mode de croissance, laisser-faire et étalement sans limite et/ou villes nouvelles ?
La disponibilité de potentialités foncières à un coût abordable est de plus en plus difficile en zone péri urbaine. Même pour les couches moyennes, les agences foncières ne trouvent plus de terres à aménager accessibles et peu onéreuses. L’équilibre financier des opérations de PIF/PAD 2 n’est plus assuré et le prix du foncier aménagé devient hors de portée des populations cibles. La tentation est grande d’aller chercher de plus en plus loin des périmètres aménageables et dans le cas idéal des propriétés relevant du domaine privé de l’Etat. On se retrouve ainsi dans une option de ville nouvelle extramuros dont les conditions de fonctionnement diffèrent totalement de celles d’une croissance périurbaine. L’expérience mondiale est riche de cas réussis ou complètement ratés de villes nouvelles et on gagnerait beaucoup à en prendre connaissance avant de se lancer dans cette voie.
6. Quel schéma de centralité ?
Les options offertes se rapportent à l’hypercentre actuel étendu vers la Petite Sicile et les Berges du Lac et/ou nouvelle centralité sur les emprises de l’aéroport après sa délocalisation et à la revivification des centres secondaires par des mesures urbanistiques incitatives. Les centres actuels (hypercentre et centres secondaires) sont saturés et congestionnés puisqu’ils se sont développés sur des trames viaires héritées de la période coloniale. L’hypercentre dispose de zones d’extension vers le lac : Petite Sicile et Berges du Lac qu’il s’agit de mobiliser en vue de la création d’un centre moderne, disposant d’un branding pertinent et parfaitement relié aux différentes ailes de l’agglomération. On aboutira ainsi à l’étagement des trois grandes périodes historiques : précoloniale avec la médina, coloniale avec le centre actuel et moderne tournée vers le lac qui est le principal atout paysager du Grand Tunis.
Quant aux centres secondaires, leur avenir passe par leur consolidation (densification et diversification fonctionnelle) et le renforcement de leur accessibilité par le transport en commun. Dans tous les cas, le problème du stationnement des véhicules restera à résoudre.
7. Quel modèle de mobilité urbaine ?
Fuite en avant avec l’option de la voiture pour tous ou limitation de la circulation véhiculée et orientation pour les modes doux et des transports en commun fiables : telle est l’alternative. Selon le positionnement du curseur entre ces choix, des décisions durables devront être prises. La mobilité est en effet un des attributs de la résilience urbaine, car en cas d’évènement majeur, le rétablissement d’une mobilité « normale »
est la première des priorités pour permettre à l’agglomération de fonctionner à nouveau. De nos jours et de plus en plus, des portions importantes du territoire du Grand Tunis sont devenues répulsives, au point que les citadins se trouvent des alternatives plus ou moins acceptables pour pallier le déficit en zones fonctionnelles et centrales.
Avec les conditions de stationnement désastreuses, les conflits d’usage entre les véhicules particuliers, les transports de marchandises et le TCSP, des espaces piétonniers squattés par les commerces riverains et par les étals informels et les comportements anarchiques des citoyens, piétons comme conducteurs, l’agglomération se bloque à chaque évènement, panne ou accident intervenant sur une des artères. Même si on améliore les conditions de vie et d’autres aspects du fonctionnement urbain, ces spécificités de la mobilité urbaine ont de quoi rebuter toute tentative d’installation et annulent tous les efforts faits par ailleurs.
8. Quelle attitude vis-à-vis de l’habitat spontané : anticiper son apparition, encadrer les coups partis et régulariser pour les ilots existants ?
L’habitat spontané est un fait, une donnée avec laquelle il faudra faire. Les vains discours de « lutte contre l’habitat anarchique » sont de la poudre aux yeux. L’Etat ne s’est jamais donné l’objectif de prévenir le phénomène et aujourd’hui, encore plus qu’avant, il n’en a pas les moyens. Faire avec, c’est régulariser et rassurer les populations déjà installées pour en faire des partenaires dans la réhabilitation de leur cadre de vie. C’est aussi œuvrer à une intégration des quartiers spontanés dans l’ensemble urbain : intégration sociale, économique, environnementale et urbanistique. C’est enfin, anticiper les extensions prévisibles et inévitables des quartiers traités en érigeant leurs abords en PIF.
9. Pour les tissus anciens, faut-il accepter l’incapacité des finances publiques à les sauvegarder ?
Et, dans ce cas, faudra-t-il recourir à l’investissement privé qui ne manquera pas de poser ses conditions de rentabilité ? Pour cela, faut-il prendre l’option de dé-paupériser les tissus anciens pour leur redonner une valeur économique en vue de financer leur réhabilitation ? Les tissus anciens sont centraux et dotés d’une rente de situation exceptionnelle. Cette rente est susceptible d’attirer les investisseurs pour peu qu’ils soient encadrés par un véritable « coaching architectural » de la part des autorités communales et des services chargés du patrimoine. L’objectif est de faire de l’ancien un outil économique pour être en mesure d’assurer la sauvegarde des bâtiments clés et le renouvellement des constructions ordinaires frappées d’obsolescence.
C’est un changement complet de modèle par rapport à la situation existante, bloquée par des considérations rigides hors du temps. 80 % au moins des constructions dans les tissus anciens du Grand Tunis sont dans un état irrécupérable. Faut-il attendre que le nombre de victimes ensevelies émeuve l’opinion publique pour comprendre que le véritable défi qui se pose est celui de « savoir et de pouvoir reconstruire en médina » afin de renouveler le tissu avec des initiatives privées ?
10. La qualité des espaces, clé de l’attractivité urbaine
Cela nécessite la prise en charge de l’espace public, des normes urbaines et de la qualité de la production architecturale.
L’espace public est le véritable support de l’attractivité du Grand Tunis. En dehors de l’Avenue Bourguiba, de certaines artères des Berges du Lac et de quelques rues de la Médina, il n’y a pas d’espace public où on aimerait promener des visiteurs étrangers. Or, l’absence ou la mauvaise qualité de l’espace public peut révéler les contradictions du développement urbain et devenir un moteur de conflits d’usage et d’inégalités.
Par ailleurs, l’anarchie qui prévaut dans les espaces non bâtis n’a d’égale que celle qui touche la production architecturale. L’image de la ville gagne en pertinence et en force avec une cohérence de l’expression architecturale alors que la recherche de l’originalité architecturale à tout prix rebute et reflète un déficit de gestion urbanistique, plus qu’autre chose.
11. Quelles solutions durables pour la gestion des rejets ?
La gestion de l’environnement urbain pêche le plus souvent par la gestion anachronique des nuisances et des rejets. Les décharges publiques constituent une solution d’un autre âge pour le traitement des déchets, notamment ceux d’origine organique. Et plus aucune commune périphérique n’accepterait d’accueillir une décharge même « contrôlée », alors que les formules de gestion écologique existent et ont fait leurs preuves. Pourquoi ne pas rationaliser la collecte et l’utilisation de la taxe de la « Zebla et Kharouba » pour mettre en place des centres de tri et de compostage ? Quant aux stations d’épuration des eaux usées, il paraît aberrant, dans un pays en stress hydrique permanent, de rejeter à la mer les eaux supposées traitées au risque de polluer les plages.
Face à ces questionnements, les interventions sur l’agglomération du Grand Tunis, réflexions, actions ou stratégies, de quelque secteur qu’elles émanent, devront se préoccuper de fournir des éléments de réponse, dans l’attente de la réalisation des instruments stratégiques et prospectifs et de la prise en charge du devenir de la capitale par une institution transversale dotée des moyens et des attributions nécessaires. Le processus de métropolisation se prépare en effet et se gère en fonction de la vision que l’on voudra bien définir et partager.
1 – Etude sur la création d’agences d’aménagement et d’urbanisme (AUGT – URAM, 2019)
– Etude du Livre blanc du Grand Tunis (AUGT – URAM, 2018)
– Stratégie de développement de la ville de Tunis (Commune de Tunis – URAM, en cours)
2 – Périmètre d’intervention foncière et plan d’aménagement de détail
Par Rachid TALEB, Architecte DPLG – Urbaniste diup
Crédits photo : Walid Bel Haj Ali – Architecte Urbaniste
Article paru dans Archibat n°54 – Mai 2022