Cette expérience est née du croisement de vieilles préoccupations, de nouvelles questions et de rencontres.
En tout premier lieu, un malaise… face au gap qui existe entre les villes et villages séculaires du Sud tunisien et la production architecturale et urbaine récente dans ce même Sud. Lorsqu’on passe plusieurs jours en immersion dans ces villages – ce qui arrive au cours des voyages d’étude – et qu’on s’arrête dans quelque bourgade nouvelle ou dans une plus grande ville, on est frappé par ce qui s’est perdu. Tout se passe comme si les velléités de progrès et de modernisation avaient saccagé le sens de l’harmonie des habitants.
Le premier enjeu de cet atelier était d’arriver à revenir aux sources – l’architecture vernaculaire – pour repenser l’architecture contemporaine du Sud, de l’habitat domestique aux bâtiments officiels en passant par les immeubles et centres commerciaux qui, tous, façonnent les villes.
En second lieu, une conviction : celle que l’enjeu de la durabilité était une opportunité à saisir pour se détacher un peu de la question de la forme au profit de la question du climat, du milieu, des atmosphères et des ambiances.
En troisième lieu, une rencontre : celle de la pensée architecturale de Philippe Rahm débutée en 2014 puis de Philippe Rahm lui-même en janvier 2024 grâce au Club Indigo et à son ancienne secrétaire générale Eya Sellami d’une part et à l’ERA (Equipe de Recherche sur les Ambiances) et à sa coordinatrice Imen Landoulsi, d’autre part.
Philippe Rahm a un site officiel particulier. Ses projets y sont classés par le phénomène thermique qui y est sollicité. Les classes de projets portent des noms comme convection, radiation ou même, digestion. Ses livres sont portés par des réflexions et des études sur le lien entre architecture, climat, crise climatique et phénomène thermique. Architecture physiologique (2002), Environ(ne)ment : approaches for tomorrow, avec Gilles Clément (2006), Constructed Atmospheres (2014), Histoire naturelle de l’architecture (2020), Le style anthropocène (2023) et Climatic architecture (2023) figurent parmi la quinzaine de titres de ses ouvrages. Son entretien avec Isabelle Regnier, paru dans Le Monde en 2020, est intitulé: « Philippe Rahm : « Je travaille avec des outils climatiques, pas seulement géométriques » »1.

Que Philippe Rahm ait accepté de nous accompagner (6 étudiant(e)s et 4 enseignantes)2 à Matmata, de prendre le temps de visiter ses troglodytes et de se poser à Toujène et Tamezret, le corps à « l’écoute » des variations hygro-thermiques, la caméra thermique à la main, prompt à répondre aux questions enthousiastes des étudiant(e)s, a sans aucun doute réactivé cette envie de constituer un lieu où l’on pourrait réfléchir, dans le même temps, au Sud, aux atmosphères et à demain. Qu’il soit lui-même enseignant, chargé d’un studio de master 2 (à Versailles et à New York) et partant pour mener une collaboration pédagogique qui inclurait un voyage dans le Sud tunisien et offrir une possibilité pour nos étudiant(e)s d’exposer leurs travaux lors de la biennale de Versailles prévue en mai 2025 a permis de passer à l’acte. Ainsi est né l’atelier de 5ème année Les leçons du Sud. Du vernaculaire au contemporain.
Cette expérience pédagogique a duré un semestre. Elle a été montée en étroite collaboration avec Philippe Rahm. Elle s’est déroulée avec 9 étudiant(e)s et a compris les phases suivantes :
Phase 1 : Compositions météorologiques… Où les étudiant(e)s comprennent les phénomènes qui déterminent les échanges thermiques, leur rôle à l’échelle physiologique, du corps et météorologique, de la planète.
Phase 2 : Design atmosphérique… Où les étudiant(e)s conçoivent plusieurs espaces plus ou moins frais selon différents moments de la journée ou de l’année, à l’intérieur d’un volume de 12m x 12 m x 7 m dont le choix de la forme, le choix des matériaux et les divisions spatiales, se basent sur l’unique phénomène physique étudié lors de la phase précédente. Le climat environnant a été défini comme celui de Tunis en été.

Phase 3 : Voyage d’étude3… Où les étudiant(e)s analysent in situ – à Nefta et Tozeur – le fonctionnement thermo-aéraulique des dispositifs paysagers, architecturaux et urbains.4
Phase 4 : Transformation pour une habilitation thermique à l’horizon 2100… Où les étudiant(e)s transforment un bâtiment existant – à Tunis ou à Paris – pour qu’il soit adapté aux conditions climatiques et écologiques de l’an 2100.
Philippe Rahm a participé aux jurys des phases 1 et 2. Pour la phase 4, nous avons fait appel à Lotfi Rejeb dont les préoccupations et les réalisations en matière d’écoconstruction et de bioclimatique sont bien connues. Alia Bel Haj Hammouda, Narjess Ben Abdelghani, Alia Sellami et Imen Landoulsi, membres du Pavillon bleu et du projet Les ateliers du Sud, ont participé au voyage d’étude5 et à tous les jurys.
Au cours de ce semestre, dans les pas de Philippe Rahm dont l’ouvrage Climatic architecture a été l’empreinte, les étudiant(e)s se sont immergé(e)s dans une thermodynamique orientée conception architecturale et urbaine avec la conduction, la convection, la radiation, l’émissivité, l’effusivité, l’évaporation et la pression. Elles et ils ont appris à concevoir avec ces « outils » mais aussi à les utiliser pour analyser des dispositifs paysagers, urbains et architecturaux tels que l’oasis, le maillage urbain, le Bortal et le Houch avec ses différentes composantes. Elles et ils sont allé(e)s à la découverte des applications et logiciels qui leur permettent de faire des bilans solaires, aérauliques ou hygrométriques de bâtiments existants.


Elles et ils se sont confronté(e)s aux résistances que peuvent présenter ces bâtiments face à leurs velléités transformatrices. Elles et ils ont appris à tenir compte des modes de vie et ont dû en inventer de nouveaux pour que 2100 soit un horizon habitable. Si un semestre est court, il permet quand même de se saisir des idées et des outils, de passer du temps avec eux, de les comprendre, de les interroger, de les manipuler. Il a été pensé comme un moment d’initiation qui va permettre aux étudiant(e)s, pour leur projet de mémoire d’architecture, d’aborder les questions et les espaces du Sud tunisien de demain. A suivre…
Avec, par ordre alphabétique, Mohamed Yessine Ayeb, Oumaima Beji, Mohamed Ben Othmen, Aysha Chouikh, Lina Kallel, Issraa Messaoudi, Asma Mokni, Raya Rebaï et Imen Zitoun.
1 - Publié le 14 février 2020 dans la rubrique CITIES - ARCHITECTURE 2 - Etudiant(e)s : Yosr Ammar, Yessine Ayeb, Mohamed Ben Othmen, May Chouchani, Feriel Mosbah et Amani Naïja. Enseignantes: Achraf Aroua, Alia Sellami, Imen Landoulsi et Olfa Meziou. 3 - Ce voyage a été soutenu financièrement par la Fondation BIAT pour la Jeunesse. La logistique a été assurée par le projet Les ateliers du Sud. Il a regroupé les étudiant(e)s de l’atelier Leçons du Sud, les étudiant(e)s du Club Indigo et les étudiant(e)s du Studio Habiter Versailles en 2100. 4 - Les travaux de la phase 3 devant être exposés à la Biennale de Versailles en même temps que ceux du Club Indigo, nous serons très heureux de leur consacrer un article et de les montrer lors d’un prochain numéro. 5 - Laroussi Eddeb, natif de Nefta, a aussi participé au voyage d’étude.
Par Olfa Meziou Enseignante ENAU – Chercheur ERA
Article paru dans Archibat n°63 – Février 2025, vous pouvez le commander ou vous abonner en ligne : https://archibat.info/shop/
