Le projet de jumelage UE-Tunisie relatif à l’éco-construction touche à sa fin. L’objectif de ce projet tel que indiqué dans la plaquette de présentation est d’appuyer l’administration tunisienne afin qu’elles puissent développer ses capacités suivant trois axes :
- Renforcer les lois et règles de construction au profit du développement durable ;
- Développer et promouvoir sur l’ensemble du territoire, et pour tous les types de bâtiments, l’éco-construction ;
- Renforcer les expertises et le savoir faire de la maîtrise d’ouvrage publique.
J’ai suivi le déroulement de ce projet à travers les séminaires et ateliers qui ont été organisés par la DGBC et auxquels j’étais convié. Je vais développer dans ce papier et à partir de l’objectif en trois axes, quelques réflexions sans soucis d’exhaustivité.
Axe 1 : renforcer les lois et règles de construction au profit du développement durable
En Tunisie on n’arrive pas, à ce jour, à faire appliquer les règles actuelles de construction et d’aménagement de l’espace. Une réglementation n’est efficace que si elle est acceptée par une majorité des intervenants ainsi que de la population et jusqu’à présent cette dernière n’a pas comme souci le développement durable et a toujours été exclue de toute décision normative qui concerne en premier lieu son mode de vie et l’occupation de son espace.
La pensée technique qui nous a conduit où on est actuellement a montré ses limites et elle est de plus en plus critiquée. L’idée de développement durable qui est partagée par tout le monde et dans tous les lieux est diversement interprétée et ne fait pas l’unanimité, elle reste toujours à construire. Comme le dit Philippe Madec « si l’on accepte ce que demande le développement durable, soit un refus de faire prévaloir un seul des termes qu’il invoque – l’économique, l’environnemental, le social, le culturel -, la tache est affreusement complexe ».
La démarche normative actuelle tend à privilégier l’aspect énergétique sur les autres par le fait qu’il est plus facilement mesurable et parce qu’on est obnubilé par la question de l’économie d’énergie. La question fondamentale au niveau de l’éco-construction est d’abord comportementale. Elle est liée à nos modes de vies, à nos manières d’utiliser l’espace et de nous y installer.
Si l’administration s’engage après ce projet à réaliser des bâtiments publics « éco-responsables » nous considérons que le projet a atteint son objectif dans le cadre de cet axe, mais pour cela il faut, en plus de l’instauration d’un écolabel prévu dans le projet, changer les règles et en premier lieu la certification des bureaux de contrôle.
Demander, actuellement, à faire certifier une construction en terre, par exemple, est tout simplement inimaginable, et la technique ancestrale tunisienne de voûtes et coupoles en briques doit, pour être homologuée, être doublée d’une chape en béton armé qui réduit le rôle de la brique à celui d’un simple coffrage perdu!
Cette certification obligatoire pour tout bâtiment public a fait la part belle au béton armé qui s’est développé pour devenir presque exclusivement la seule technique de construction en Tunisie.
La démarche française ASCNI , présentée lors d’un séminaire, qui se base sur les savoirs faires des artisans et non sur les matériaux pour aboutir à fixer des règles professionnelles pour certifier un système constructif, nous paraît intéressante dans ce sens, et il serait utile de la transposer en Tunisie en créant une structure spécifique en la matière.
Axe 2 : Développer et promouvoir sur l’ensemble du territoire, et pour tous les types de bâtiments, l’éco-construction
L’éco-construction s’attache à la fois à la construction de bâtiments respectant au mieux l’environnement, la santé et le confort des usagers, mais elle s’inscrit également dans une démarche de management environnemental. Les bâtiments éco-construits vont chercher à s’intégrer le plus respectueusement possible dans leur milieu et à minimiser l’impact environnemental de la construction dès la phase de conception et pendant tout son cycle de vie.
L’éco-construction est à la fois un objectif et un processus complet et sa promotion ne peut se faire sans la mise en place de l’ensemble du système. Son introduction peut-elle se faire dans le cadre du système actuel de production du bâti en douceur sans rentrer en conflit avec les pratiques et procédures actuelles ? Ou, doit-elle être développée en parallèle au risque de la marginaliser ?
En effet, on ne peut promouvoir l’éco-construction sans offrir le cadre global qui sous tend tout développement durable, à savoir la valorisation de l’environnement local, l’utilisation efficiente des ressources, la préservation du patrimoine et de la diversité sociale et culturelle, l’intégration économique et spatiale, le développement du lien social et de la vie participative et surtout la veille à la transmission aux générations futures.
La Tunisie a une longue expérience en éco-construction à travers tout son patrimoine constructif depuis les phéniciens et jusqu’à nos jours. Ce patrimoine a été largement étudié et inventorié tant au niveau des techniques de construction que des matériaux et notamment grâce aux travaux universitaires à l’école d’architecture de Tunis et les écoles d’ingénieurs, avec des projets expérimentaux à l’appui.
Le projet aurait du être précédé d’une évaluation des ces études et projets afin d’en tirer les conclusions nécessaires sur leurs réussites et leurs échecs. Un projet de jumelage n’est efficace que s’il y a un échange réciproque des compétences et s’il s’inscrit dans un «avant» et un «après» pour assurer sa pérennité ou durabilité. Dans le cadre de ce projet on constate que l’échange est asymétrique. Le partenaire européen se propose de faire profiter de son expérience la Tunisie pour former des experts en éco-construction, sensibiliser les intervenants
dans le domaine du bâti à cette problématique et promouvoir ainsi cette filière.
L’expérience européenne en la matière remonte aux années soixante et doit beaucoup à la première génération des « éco-constructeurs » qui a multiplié les expériences dans le « tiers monde» pour expérimenter et promouvoir les techniques de construction alternatives, pour aboutir à la mise en place actuelle d’un système global d’éco-construction comprenant toute la panoplie de services.
Nous ne pouvons prétendre suivre le même chemin en Tunisie car les conditions et les données du problème ne sont pas les mêmes et les expériences des autres ne peuvent pas être transmises sans une appropriation préalable et sans une expérimentation propre.
Le projet s’est donc contenté d’initier la réalisation d’un bâtiment témoin et d’organiser un concours national dont les modalités restent à préciser.
Axe 3 : Renforcer les expertises et le savoir faire de la maîtrise d’ouvrages publics
Il faut d’abord commencer par faire participer les futurs usagers car, au niveau de la maîtrise d’ouvrages publics et dans la majeure partie des cas, les usagers sont connus avant le début de la conception.
Agir sur les habitudes est beaucoup plus difficile que d’améliorer ou renforcer les « savoir faire ». Comment faire accepter à l’administration tunisienne qu’il faut discuter avec des professeurs et des élèves avant de commencer par la conception d’un lycée ? Va-t-elle accepter d’aller spontanément vers les usagers ? Et comment organiser et mettre en place une telle concertation ? Doit-on l’imposer au risque de la formaliser ou doit-on la rendre naturelle avec tous les dérapages qui peuvent se produire ?
Intégrer la démarche de la construction durable dans l’administration tunisienne nécessiterait aussi une redéfinition des tâches et leur répartition car la notion de coût global qui est l’apanage de la durabilité n’est pas encore entré dans les mœurs et que la maîtrise d’ouvrages publics ne concerne que la conception et la construction du bâtiment sans se soucier de son exploitation, entretien, réhabilitation, démolition et recyclage. L’ensemble du processus implique l’adhésion de toutes les parties prenantes et de tous les acteurs.
La maîtrise d’ouvrages publiques en Tunisie souffre d’une opacité qui rend impossible au citoyen de se renseigner ou de suivre le déroulement d’un quelconque projet. La première action à mener serait d’instaurer une totale transparence quant à la conduite des projets de bâtiments civils. Un simple citoyen doit pouvoir accéder à l’information nécessaire sur tous les projets programmés dans sa région ou sa localité et pouvoir suivre leur évolution périodiquement y compris au niveau du financement. Le droit à l’information sur les investissements publics et la gestion des projets est la pierre angulaire de toute démocratie. Nous avons beaucoup à apprendre de l’Europe en cette matière.
L’objectif de ce projet de jumelage consistant à «développer les capacités managériales de la DGBC grâce notamment à la confrontation avec les stratégies des administrations européennes équivalentes» risque de ne pas être atteint si on se limite à l’aspect formel d’organisation de visites et de stages.
Le renforcement des capacités managériales n’est pas simplement une question de mise à niveau du personnel et des équipements techniques, mais une action globale qui intègre le changement des habitudes et l’aplanissement de tous les obstacles et résistances inévitables au changement.
La démarche, appelée participative, est nouvelle en Tunisie qui sort de décennies de dictature et il n’est pas facile de la mettre en place car elle implique une adhésion préalable au niveau des décideurs qui n’ont jamais partagé leur pouvoir et des citoyens qui n’ont pas l’habitude qu’on leur demande leur avis et qui manquent de culture participative qui a ses propres règles devant s’appliquer en fonction des objectifs à atteindre.
Pour conclure, la notion d’éco-construction apparue en Europe dès les années soixante correspond à une prise de conscience collective des dérives de l’industrialisation massive et de ses impacts environnementaux qu’on ne pouvait plus maîtriser. Depuis cette date les comportements du citoyen ont peu à peu évolué jusqu’à intégrer le concept de développement durable et celui du respect de l’environnement dans toutes les actions de la vie. Le faible impact environnemental est même devenu un facteur essentiel dans tout projet ou produit pour aboutir à une réglementation qui protège l’environnement et le citoyen contre tout impact négatif pour assurer et transmettre un environnement sain aux générations futures.
La situation en Tunisie n’a pas encore atteint ce degré de conscience et les préoccupations environnementales ne sont pas considérées comme prioritaires par le citoyen moyen. Mais, d’un autre côté, le niveau de développement nous oblige à intégrer très tôt les problèmes environnementaux pour éviter les conséquences néfastes d’un développement non maîtrisé où la course au profit prime sur tout.
Le bâtiment civil, après avoir véhiculé l’image de la construction « moderne » en béton armé et en acier, matériaux du vingtième siècle par excellence, doit-il maintenant changer de cap et promouvoir l’éco-construction en terre, pierre, brique, bois, … tous ces matériaux naturels tombés dans l’oubli et qui reviennent en force, mais d’une autre manière, pour marquer le 21ème siècle. L’utilisation des matériaux locaux pour la construction de certains édifices publics, pourraient contribuer à changer la mentalité des citoyens, par rapport à ces matériaux considérés avec dédain, comme étant des « matériaux du passé » ou « matériaux du pauvre ».Si le projet de jumelage contribuera à faire prendre conscience de l’importance de l’éco-construction pour l’intégrer dans la démarche conceptuelle de bâtiments publics c’est déjà un résultat que nous considérons comme positif.
1Voir présentation du projet dans Archibat n°24, Décembre 2011.
2Direction générale des bâtiments civils
3Entretien avec Philippe Madec, d’a n° 208 – p.30 , Mai 2012.
4Voir la réglementation thermique et énergétique des bâtiments neufs élaborée par l’ANME
5Analyse des caractéristiques des systèmes constructifs non industrialisés
6Voir Ali Cheikhrouhou, Adobe for the Poor: The impossible challenge, Terra 2000, p 301 à 306, James & James, Londres.
Par Ali Cheikhrouhou, Architecte urbaniste
Article paru dans Archibat n°31 – Mai 2014